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Place publique # 71

DOSSIER

COMMENT AGIR POUR UNE PLANÈTE EN DANGER ?

« Tout se joue du côté de la décroissance »

PAR DOMINIQUE BOURG,
PHILOSOPHE, PROFESSEUR À L’INSTITUT DE GÉOGRAPHIE ET DE DURABILITÉ À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Si la prise de conscience écologique est bien réelle face à la dégradation de la Terre, les réponses apportés sur un plan international comme en France restent insuffisantes, trop conditionnées par un système à bout de souffle. Philosophe, professeur à l’université de Lausanne en Suisse, Dominique Bourg juge urgent de changer radicalement nos comportements de vie, de décroître. Tout en estimant que « ce n’est pas simple et politiquement délicat ».

Place publique >Un mot comme «transition» ou une notion comme celle de «développement durable» sont entrés dans le vocabulaire courant. Leurs acceptions sont diverses: n’y voyez-vous pas un risque qu’ils deviennent des termes fourre-tout…
Dominique Bourg >Dans une certaine mesure, ces mots ont tendance à être réappropriés par ceux qui en fait n’entendent pas les assumer. Ils se transforment donc en mots très larges… Pour le développement durable, la définition canonique telle qu’on la trouve dans le rapport Brundtland1 ne collait pas du tout, tout simplement parce que le vrai mantra du développement durable est dans la question de découplage, le fait d’avoir un PIB qui continue à croître alors que les flux de matière et les puits d’énergie eux décroissent.
De plus, depuis le début des années 2000, l’intensité matérielle de l’économie croît plus vite que le PIB lui-même et le numérique est surmatérialisé et génère une surconsommation électrique, la poussant très la hausse. Continuer à parler de développement durable est absurde d’autant que les deux objectifs du développement durable étaient de régler les problèmes globaux d’environnement, alors qu’ils n’ont jamais été aussi graves, et de réduire les inégalités en termes de répartition des richesses et que l’inverse se produit.
Le développement durable est donc à la fois un échec et a été mal pensé
: l’idée d’imaginer que l’on pouvait avoir une espèce de zone intermédiaire entre l’économie, l’écologie et les besoins sociaux, c’est ignorer le fonctionnement même de l’économie. Elle ne fonctionne que par destruction d’activités spontanées, sociales et naturelles. On y substitue des activités techniques et marchandes. La logique industrielle fonctionne sur la destruction de la nature, dont penser qu’il existe une espèce d’harmonie naturelle est d’une naïveté totale.

Place publique >Et la transition…
Dominique Bourg >Pour ce qui est de la transition, le gouvernement d’Emmanuel Macron ne me paraît pas très soucieux des questions écologiques. Il les met en avant, mais rien n’est fait. Il est aussi très gênant que la transition demeure très souvent comprise comme le passage d’un système technique à un autre, c’est-à-dire que des énergies fossiles – à l’échelle mondiale, 80% de notre énergie primaire est d’origine fossile – seront remplacées par des énergies renouvelables. On oublie que les énergies renouvelables sont très gourmandes en métaux, etc., et qu’il sera impossible de produire la même quantité d’énergie avec le renouvelable qu’avec celle d’origine fossile. Donc ça ne peut pas être une simple transition d’un système technique à un autre, la transition exige d’aller beaucoup plus loin, elle est plus profonde. Toute la difficulté avec ces termes est qu’à force d’être réappropriés et galvaudés, ils en perdent tout sens.

Place publique >Dès lors, comment convaincre? Car vous nous dites que la transition signifie que chacun soit prêt à changer radicalement de mode de vie…
Dominique Bourg >Ce n’est pas acquis, c’est le moins que l’on puisse dire… Aux États-Unis, nous voyons émerger ceux qui veulent agir même s’ils restent dans une réponse très… keynésienne «reverdie». Ça me paraît absurde en fait, parce qu’une des origines de nos problèmes, en dehors du vivant, est que toutes les dégradations sont liées à la hausse des flux de matière et d’énergie sous-jacents à nos économies. Donc, il nous faut réduire ces flux, donc réduire le PIB et c’est bien là toute la difficulté.
Les problèmes de pollution sont très différents, ils existent bien sûr, mais par rapport au référentiel des limites planétaires, ils restent minoritaires. Les problèmes de pollution appellent des modes de production différents, les problèmes de flux de matière et d’énergie, qui sont essentiels du fait que l’on sort de l’holocène, là, la seule question est de décroître et ça, peu de gens veulent l’entendre.
Si on ajoute les problèmes qui touchent le vivant, nous devons parler de démographie
: chaque être humain qui naît a besoin d’une certaine surface pour régénérer son air, pour purifier de l’eau, pour gérer ses déchets et pour se nourrir. Les inégalités sur ce plan-là restent aibles: entre un pauvre et un riche, les deux ont besoin d’à peu près la même surface même si l’un mange plus que l’autre. En revanche, pour les flux de matière et d’énergie, l’écart entre les riches et les pauvres est gigantesque. Un pauvre en Inde va émettre quelques centaines de kilos de CO2 et un très riche va pouvoir émettre jusqu’à 200 ou 300 tonnes: un industriel qui effectue plusieurs fois par mois le tour de la planète avec son jet émettra une quantité de tonnes de CO2 extraordinaire.
Nos problèmes n’appellent pas les mêmes solutions
: pour la démographie et les limites planétaires hors pollution, nous rencontrons un problème de quantité. Il faut donc les faire baisser.

Place publique >Ce discours n’est pas facile à porter: il s’agit en quelque sorte de demander aux gens de faire moins d’enfants…
Dominique Bourg >Il n’y a aucune nécessité de tenir ce discours puisque ça se fait tout seul. Le seul endroit où ça ne se fait pas, c’est l’Afrique, là où nous attendons une population de 2milliards de personnes. De fait, il s’agit d’abord d’un problème d’éducation des familles parce qu’une femme éduquée ne fera pas plus de deux enfants et qu’une femme non éduquée en fera six. Tout le problème de l’Afrique se trouve là. Une population avec un meilleur niveau de vie connaît forcément un taux de fécondité plus faible. Nous avons donc une manière indirecte de répondre à cette question de la démographie tout comme nous avons une manière indirecte de répondre à la question de la pollution. Là où on ne veut pas répondre, c’est pour les flux de matière et les flux d’énergie.
Dans son dernier rapport, le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] nous demande de réduire grosso modo de moitié les émissions mondiales – c’est un peu moins ou un peu plus suivant les scénarios – en douze ans. Cette réduction ne peut pas être réalisée par des techniques et ce pour plusieurs raisons
: les techniques de production d’énergie sont très coûteuses, au long cours c’est-à-dire sur trente ou quarante ans, plus d’un siècle même pour un barrage, et ne peuvent pas être changées en douze ans.
Maintenant, on peut quand même agir durant ces douze années, mais il faut s’en donner les moyens, par exemple en faisant en sorte que les vieilles chaudières à fioul disparaissent. Il ne faut cependant pas oublier ce qu’on appelle l’effet rebond
: j’ai présidé un programme de recherche au ministère de l’Écologie et nous avions commandité de la recherche sur des éco-quartiers en France: la plupart génèrent une surconsommation d’énergie! L’argent que les habitants gagnent avec un coût de chauffage moindre, ils vont l’investir dans une voiture plus puissante, dans un frigo «américain», dans des voyages en avion… Donc soit nous rencontrons un problème de temps et de coût soit nous avons un problème d’effet rebond. Les techniques ne sont qu’un élément dans le changement de la donne. En fait, l’élément central, si nous voulons changer la consommation mondiale d’énergie en douze ans, est de jouer sur les comportements. Ce n’est pas simple et politiquement plus délicat. Car tout cela se joue quand même du côté de la décroissance: on en parle un peu, mais on ne fait rien pour…

Place publique >Ce discours sur la décroissance est quand même perceptible, il en est de plus en plus question, non?
Dominique Bourg >Un clivage commence à s’exprimer politiquement entre ceux qui reconnaissent les problèmes écologiques, les acceptent et veulent en voir une traduction politique et ceux qui les récusent totalement. C’est très clair aux États-Unis entre les populistes républicains et les démocrates, avec cette nouvelle génération d’élus qui a au moins mis l’écologie au cœur de ses projets. En Allemagne, le clivage se situe entre l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, extrême droite] et les Verts; en Autriche, nous sommes dans un cadre similaire.
En France, c’est plus compliqué
: tout le monde prétend faire de l’écologie, y compris le Rassemblement national, mais en fait, ils font l’inverse. Jusqu’aux dernières années, ça n’était pas gênant, les problèmes d’environnement étaient des problèmes globaux et n’étaient pas ressentis et pris en compte par les Français: on ne ressent pas forcément le fait que le monde s’effondre autour de nous, on ne ressent pas qu’il y a 410 ppm [parties par million], c’est-à-dire 410 molécules de dioxyde de carbone dans un volume d’un million de molécules d’air, etc.
Ça commence à changer
: 2018 est l’année où nous avons connu des vagues de chaleur dans tout l’hémisphère nord, les Suédois ont connu une sécheresse jusqu’en octobre et ils ont dû tuer une grande partie de leur cheptel. On commence à se rendre compte, les choses commencent à devenir très sensibles, perceptibles.
L’opposition entre les écologistes et les autres va devenir structurante. Mais d’immenses difficultés subsistent
: quand on parle de décélération, de réduction des flux de matière et des flux d’énergie, les gens prennent peur et on peut les comprendre. La plupart reste sur le référentiel des trente glorieuses: de 1945 à 1975, la hausse du PIB a correspondu à une véritable augmentation du bien être, au plein emploi et à la réduction des inégalités. Mais ça ne marche plus depuis les années soixante-dix et pourtant on reste là-dessus!
Aujourd’hui, l’industrie propose plutôt des petits objets qui n’améliorent en rien le bien-être des gens, on entend parler d’intelligence artificielle, de transhumanisme et l’avenir vous paraît cauchemardesque. Quant aux inégalités, la mondialisation les a accrues et elles explosent, même si elles sont moindres en Europe qu’aux États-Unis. L’habitabilité de la planète est remise en cause et à la fin on va quand même constater que le modèle qui consiste à posséder plusieurs 4 x 4, trois maisons, dix iPhones, des tablettes, etc, non, ce n’est pas cela qui rend les gens heureux
! Et pourtant le système n’a que ça à offrir et pour y parvenir il rend la vie des gens plus dure.

Place publique >Comment le message de la décroissance peut-il passer auprès de populations qui accèdent à la classe moyenne dans des pays émergents. Elles sont d’abord prises d’une frénésie de consommation…
Dominique Bourg >La frénésie de consommation est partout, peut-être moins présente en Amérique latine, mais très présente en Chine… Les problèmes sont lourds en Chine en matière d’environnement ou en Inde, où nous sommes face à une catastrophe totale. Nous avons connu cette frénésie dans les années soixante et nous n’avons vu monter les problèmes environnementaux qu’après. Eux, ils connaissent en même temps une très grande intensité des problèmes environnementaux et la surconsommation. Le côté négatif va finir par apparaître, d’ailleurs des organisations non-gouvernementales s’en emparent dans ces pays, mais ce n’est pas encore le cas pour la population.
En France, je suis très étonné par la pénétration de ce que nous appelons la «
collapsologie», l’effondrement, qui se diffuse de manière extrêmement rapide. La démission de Nicolas Hulot [du ministère de la Transition écologique et solidaire, annoncée fin août2018] a boosté cela.

Place publique >En France et ailleurs, la jeunesse se mobilise, elle marche pour le climat: y voyez-vous un espoir?
Dominique Bourg >Oui, c’est fondamental: depuis l’automne 2018, nous constatons une rupture en terme de seuil de mobilisation, un phénomène extraordinaire, un mouvement international. En Suisse, où je vis, nous avons vu de 50000à 60000 jeunes défiler, ce qui est inimaginable. J’interprète cela comme une réaction vitale de la jeunesse – qui se rend compte que la planète est en danger et qu’il n’y en a pas d’autre – face aux discours des technophiles et autres transhumanistes qui n’ont aucun problème à prétendre qu’il faut tuer la planète Terre pour l’artificialiser jusqu’au bout et qu’on va fuir sur une autre planète déjà morte… Nous risquons de connaître une rupture de générations.

Place publique >Justement, cette jeunesse ne peut-elle pas reprocher aux générations précédentes de lui laisser une planète en piteux état et vouloir un autre monde?
Dominique Bourg >C’est en cours. Nous voyons bien chez ces jeunes, certains étant très diplômés, un rejet du système, à telle enseigne que même s’ils ont une très bonne formation, ils ne visent plus un poste dans une grande société!
La France est un pays très riche pour les expériences marginales
: regardons la moitié des gens qui s’installent en agriculture, ce sont des jeunes diplômés dont ni les parents ni les grands-parents n’étaient agriculteurs et ils ne sont pas agronomes.

Place publique >Les «zones à défendre», comme la Zad de Notre-Dame-des-Landes, peuvent-elles être une source d’inspiration pour la décroissance?
Dominique Bourg >Ça en est une expression possible, la plus radicale pour ce qui concerne Notre-Dame-des-Landes. C’est très différent d’un endroit à l’autre. J’étais voilà quelques mois là où on se mobilise et proteste contre le contournement autoroutier ouest de Strasbourg, où des collines ont été arasées pour une autoroute. Tout le village a été blessé et était vent debout contre ce projet. Le maire et la pasteure du village, qui ne sont pas des gauchistes, m’ont emmené chez les zadistes! Suivant les endroits, les Zad sont plus ou moins intégrées et fêtées quand d’autres cristallisent des oppositions, ce qui est plutôt le cas à Notre-Dame-des-Landes. Il ne faut jamais oublier que les Zad ont un côté expérimental et comme toujours avec les expériences, certaines sont plus ou moins réussies.

Place publique >Avec les Gilets jaunes, la France a traversé une longue crise sociale: pensez-vous qu’elle soit réceptive à ce discours de décroissance?
Dominique Bourg >Le rejet de la taxe carbone est compliqué à interpréter: elle était d’abord faite pour combler le déficit de l’État et seule une part marginale allait à des problèmes écologiques. Rien n’avait été prévu pour soulager la précarité énergétique, alors qu’en Californie, par exemple, la moitié de la taxe va aux plus précaires et l’autre moitié à des infrastructures écologiques. Avec la taxe carbone, l’écologie n’était de fait qu’un prétexte pour le gouvernement. Si cette taxe avait été mieux faite, aurait-elle été mieux acceptée? Je ne sais pas. Ce qui est clair: si une mesure écologique n’est pas en même temps une mesure sociale, elle ne passera pas. n






1. Il s’agit du rapport rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des nations unies. Cette commission était présidée par Gro Harlem Brundtland, femme d’État norvégienne – plusieurs fois Première ministre. Ce rapport, intitulé Notre avenir à tous, est le premier à proposer une définition du développement durable.

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