Printemps 2019

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édito
Les pauvres, combien de divisions ?

Si ce n’est la tente d’un sans domicile fixe installée à la nuit tombée sous le porche d’un immeuble, la pauvreté ne s’offre pas au regard. Elle se fait discrète, presque ténue dans le paysage de nos villes. Et pourtant… La pauvreté ne se réduit certes pas à des chiffres, mais elle toucherait près de 9 millions de Français. Jeunes, familles monoparentales – surtout quand le parent isolé est une femme –, de plus en plus de personnes âgées aussi, des précaires qui enchaînent les petits boulots… Place publique a souhaité tracer le portrait de la pauvreté en Loire-Atlantique : qui sont les pauvres ? Où sont les pauvres ?

Comment quantifier la pauvreté, comment «dire» la pauvreté? La question traverse notre dossier et a nourri les échanges de notre comité de rédaction. Et d’ailleurs, la pauvreté ne peut-elle se résumer qu’à des chiffres, des statistiques, des données, des pourcentages appliqués à un revenu médian… Le dossier s’ouvre sur un texte signé de Louise Dalibert, doctorante en sciences politiques, et de l’historien Alain Croix: il reflète justement ces débats et quelques autres. Car si la pauvreté n’est pas qu’affaire de chiffres, comment en parler? Comment exprimer la faim, la précarité, l’inquiétude des lendemains? Comment recueillir la parole des plus démunis et lui rester fidèle? Bien sûr, nous n’avons pas évité la question des Gilets jaunes: pauvres, pas pauvres? Avis divergents.

Le sociologue Nicolas Duvoux, co-auteur d’un récent
Où va la France populaire? (PUF, 2019), ne craint pas d’affirmer que «la pauvreté est de fait saturée par des définitions différentes». Alors il a décidé, avec le concours d’un autre chercheur, de définir un nouvel indicateur autour du «sentiment de pauvreté»: il s’agit de déborder des seuls normes chiffrées et de cerner une «pauvreté subjective» qui implique «des gens modestes sans être pauvres». Cet indicateur souligne la grande fragilité de populations issues des classes populaires: ouvriers, employés, retraités modestes, petits indépendants… Pour eux, le mot «avenir» a été rayé de leur vocabulaire.

Bureau d’études basé à Nantes spécialisé dans l’observation sociale des territoires, le Compas – pour Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale – a grandement contribué à notre dossier en apportant ses données et ses analyses. Les données, justement, il en est de nouveau question dans le premier des articles de son directeur, l’économiste Hervé Guéry
: il fait le tour des différentes mesures de la pauvreté et justifie le choix du Compas de retenir la définition officielle, celle à 60% du niveau de vie médian. De quoi alimenter le débat… avec une vérité qui se niche sans doute dans la citation placée en tête de cette contribution, signée d’un économiste de l’Insee: «La recherche de la mesure unique de la pauvreté, s’apparente à une infructueuse quête du Graal: un seul concept, une seule évaluation ne sauraient suffire. [...] »

Cartes à l’appui, le Compas dresse dans l’article suivant un état des lieux de la pauvreté en Loire-Atlantique et dans les agglomérations de Nantes et de Saint-Nazaire. Si le département semble (relativement) épargné, des «
poches» de pauvreté touchent Nantes et Saint-Nazaire ainsi que plusieurs communes du nord de la Loire-Atlantique: 139 000 personnes seraient ainsi concernées.

Si les aides sociales coûtent «
un pognon de dingue», selon la formule présidentielle – et que les allocataires sont régulièrement soupçonnés de frauder… –, elles permettent également de réaliser des économies budgétaires conséquentes: Clément Le Reste, doctorant en sciences politiques à Lyon, nous explique la notion de «non-recours» à ce qui est pourtant un droit. Ainsi, l’absence de demande du RSA par des bénéficiaires potentiels représenterait pour l’État un gain de 5,3milliards d’euros. Un «pognon de dingue», effectivement.

Il est une autre idée reçue sur les plus démunis: les enfants des familles les plus aisées paieraient la restauration scolaire pour ceux des familles pauvres. Il se trouve que le Compas a travaillé ce sujet à l’échelle d’une agglomération de l’Est de la France: ses conclusions se montrent iconoclastes. Elles témoignent que de fait, en raison d’un non-recours quotidien à la restauration scolaire par les familles les plus pauvres, la collectivité paie plus pour les familles aisées qui la fréquente avec plus d’assiduité…

Au-delà des chiffres, nous avons aussi souhaité montrer le quotidien de celles et ceux qui se collettent avec la pauvreté. Hélène Rolland, en charge de la diffusion de la revue et correspondante du quotidien Ouest-France dans le pays de Retz, a suivi une distribution des Restos du cœur à Machecoul. Elle nous livre la vie pas rose d’Henri, «pauvre qui ne vit pas dans la misère».

SOS Familles Emmaüs 44 apporte une aide financière ponctuelle à des personnes ou à des familles qui échappent aux aides sociales. Son président, Christian Bérillon, en détaille le fonctionnement. Et il précise à Philippe Guillotin, membre du comité de rédaction de la revue, qu’ils sont de plus en plus à recevoir une aide chaque année.

Monique Castel est secrétaire générale du comité du Secours populaire français de Saint-Nazaire, un des plus importants de France. Environ 1 200 personnes bénéficient des distributions alimentaires bimensuelles. Elle aussi voit la pauvreté évoluer, gagner les plus précaires.

Enseignant à la retraite, Jean Le Menn assure la correspondance d’
Ouest-France dans le quartier des Dervallières à Nantes depuis plus d’un quart de siècle. Alors, la pauvreté, il l’a vue évoluer, s’y enraciner. Tant et si bien que ceux qu’elle touche préfèrent désormais se cacher.

Comment s’extraire de la pauvreté? Sociologue, Claire Auzuret a consacré sa thèse, soutenue à l’université de Nantes, à l’analyse des sorties de pauvreté. Elle montre dans sa contribution combien des facteurs disparates, sur des registres à la fois personnels et collectifs, jouent dans ces sorties de pauvreté.

Regarder l’Histoire
: Didier Guyvarc’h a identifié plusieurs textes publiés à Nantes qui traitent la question de la pauvreté. L’un est très connu, celui des médecins Ange Guépin et Eugène Bonamy, dressant un état des lieux sanitaire de la la ville au 19e siècle. D’autres le sont moins, comme ces articles de presse qui, dans l’entre-deux-guerres et au début des années soixante-dix, décrivent les taudis et la misère.

Le photographe Xavier Navatte a réalisé une série d’images intitulée
Les Anonymes, prises dans la rue à Nantes, sur le littoral costarmoricain ou à Paris, dans des couloirs ou des halls de gare. Silhouettes furtives, qui ne font que passer, anonymes que nous ne voyons pas ou si peu, comme les pauvres.

Notre dossier se termine par un entretien avec le sociologue Bruno Cousin, un des quatre co-auteurs d’un ouvrage récent,
Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017): il nous livre le regard d’élites bien dotées – dans des villes aussi différentes que Paris, Sao Paulo au Brésil et New Delhi en Inde – sur ceux qui n’ont rien ou peu. Une citation tirée d’un livre de l’historien et homme politique polonais Bronislaw Geremek résume ce regard: «Dans la mentalité collective moderne, la pauvreté est perçue de façon uniquement négative. Une sorte de correspondance existe entre son rôle dégradant sur le plan matériel et le mépris – ainsi que la place très basse dans la hiérarchie des valeurs – que lui réserve la société.» (La Potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Gallimard, 1987).