hiver 2017/2018

Stacks Image 47546

etoile_anim

Suivez-nous :

Stacks Image 68846
Stacks Image 68848
édito
Dans la fabrique
d’une autre histoire

Décaler le regard et s’y tenir : l’exercice peut paraître simple, mais en matière d’histoire, la complexité est au rendez-vous dès lors qu’il s’agit de « faire » l’histoire du peuple, de raconter ces « vies minuscules » et, au-delà de la simple œuvre de mémoire, de les soumettre à un œil critique pour mieux les mettre en perspective. La première histoire « populaire » d’une ville en France a été publiée fin 2017 et elle concerne Nantes. Trois des quatre co-auteurs de cette Histoire populaire de Nantes sont membres du comité de rédaction de Place publique Nantes/Saint-Nazaire – en l’occurrence, deux historiens et un journaliste : alors que l’histoire populaire est dans l’air du temps – une première histoire populaire de la France par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel est parue fin 2016 ; une deuxième est en préparation –, nous en examinons les ressorts et montrons comment cette autre histoire s’usine.

«​L​e monde est divisé en deux catégories, ceux qui comptent pour quelque chose et ceux qui ne comptent pour rien»: la formule est de la philosophe Simone Weil, décédée à l’âge de 34 ans en 1943. Moins de dix ans plus tôt, jeune agrégée et professeur de lycée, elle fait le choix de la vie à l’usine pour une année et s’engage comme ouvrière. Après quelques mois sur la presse d’une usine Alsthom de Paris, elle passe quatre semaines aux Forges de Basse-Indre au printemps 1934 puis encore quelques mois comme fraiseur chez Renault. Maladie, sanctions, épuisement… Elle tirera de ce voyage chez «ceux qui ne comptent pour rien» un texte, La condition ouvrière, et poursuivant sa réflexion sur le travail, à quelques années de distance, demandera à l’usine «de ne pas détruire des hommes».
Celles et ceux qui s’échinent au travail, luttent pour défendre des acquis, se démènent jusqu’à s’user pour nourrir tant bien que mal une famille
: le peuple, une fraction du peuple, ce premier rôle de l’histoire populaire dont les contours ont évolué au fil des siècles. «Peuple», «populaire»: les historiens Alain Croix et Didier Guyvarc’h en proposent une définition et nous précisent comment «faire» l’histoire du peuple, y compris lorsque ce dernier ne laisse pas de trace ou se réfugie dans un silence que le professionnel de l’histoire pourra juger… éloquent. L’histoire du peuple? Elle est aussi d’abord et avant tout une histoire citoyenne.
Il s’en défendrait peut-être, mais une figure tutélaire plane au-dessus de l’histoire populaire
: celle d’un historien engagé, l’Américain Howard Zinn, auteur dès 1980 d’Une Histoire populaire des États-Unis qui secoua le mythe américain et demeure un best-seller. Ancien combattant de la Seconde Guerre, défenseur des droits civiques et incarnation du mouvement contre la guerre du Vietnam, Howard Zinn a cheminé vers le pacifisme. Ambre Ivol, universitaire nantaise qui lui a consacré sa thèse et l’a longuement côtoyé, retrace un parcours unique.
Michelle Zancarini-Fournel a publié Les luttes et les rêves (Zones, éditions La Découverte), première histoire populaire de la France, fin 2016. L’historien Gérard Noiriel promet «son» histoire populaire pour cette année 2018. Conviés à Nantes, les deux ont débattu de leurs pratiques de l’histoire populaire en novembre dernier à l’occasion d’une rencontre organisée par le Centre d’histoire du travail, Place publique et les Presses universitaires de Rennes. Nous publions les principaux extraits de cet échange durant lequel il a souvent été question de la relation entre dominants et dominés. Le dominé d’un jour pouvant aussi être le dominant du lendemain: toute la complexité d’une histoire populaire.
La suite de notre dossier évoque des pratiques de collecte de la mémoire ouvrière, à Saint-Nazaire et à Nantes, et d’autres qui s’inscrivent directement dans le sillage d’une histoire populaire: ainsi, l’Association de recherche et d’études du mouvement ouvrier de la région de Saint-Nazaire rassemble depuis bientôt quarante années les fragments de l’histoire sociale de la ville. L’association Nantes Histoire, elle, a plaidé depuis sa création voilà trente ans pour une «pratique ouverte» de l’histoire, avec cours public, ateliers de recherche historique… Spécialiste du 18e siècle et historienne des «vies minuscules», l’historienne Arlette Farge a lu Histoire populaire de Nantes: elle donne à la revue sa note de lecture d’un ouvrage qui propose «une autre histoire».
Mémoire des quartiers, patrimoine… Alors que la nature de la population nantaise évolue, les Archives municipales ont entrepris de collecter depuis vingt ans la mémoire des onze quartiers de la ville. Un travail conduit avec les habitants, où éducation populaire et rigueur se mêlent, avec la publication d’une collection de livres à la clé. La mémoire, toujours, avec l’association Une Tour, une histoire qui, à Couëron, s’attache à réunir les souvenirs des ouvriers de l’usine Tréfimétaux. Une œuvre qui se veut collective et s’appuie sur le passé pour débattre d’aujourd’hui. Autre lieu, la centrale électrique de Cheviré, désormais effacée du paysage: à sa fermeture en 1986, des agents EDF se sont mis en tête de raconter la vie de labeur des employés. Aidés d’un historien (un des co-auteurs de Histoire populaire de Nantes, il n’y a pas de hasard!), ils ont écrit et publié leur propre histoire.
Une bonne partie de la mémoire ouvrière et de la gauche paysanne de la région nantaise est abritée dans les locaux du Centre d’histoire du travail (CHT), dans l’ex-bâtiment de direction des Ateliers et chantiers de Nantes, sur l’île. Christophe Patillon, animateur du CHT, nous explique comment cette mémoire est partagée et le patient travail de classement des archives qui lui sont confiées. À deux pas du CHT, dans le même bâtiment, la Maison des hommes et techniques préserve le passé de la navale et des navires construits à Nantes. Alors que les «anciens» prennent de l’âge, Jean Relet, évoque l’avenir du lieu, entre musée et transmission d’un passé.
Les organisations syndicales de Loire-Atlantique se penchent, elles aussi, sur hier. À la CFDT comme à la CGT, il s’agit de garder la mémoire de mouvements sociaux et de «
figures» de ces deux syndicats. Des travailleurs, syndiqués… ou pas, des manifestants en colère, des pauvres gens malmenés par la vie, Hélène Cayeux, ancienne photographe de l’AFP puis durant plus de vingt ans du quotidien Ouest-France, en a saisi des milliers à travers l’objectif de son appareil. Disparue à l’automne dernier, elle avait donné ses archives au Centre d’histoire du travail qui lui rend hommage avec un ouvrage Le peuple d’Hélène Cayeux. L’œuvre d’une photographe nantaise.
C’est un ancien instituteur, par ailleurs écrivain, qui ferme notre dossier
: Jean-Pierre Suaudeau tend un miroir défraîchi aux Forges de Trignac, aventure industrielle de la fin du 19e siècle, peuplée de 2000 ouvriers, dont seuls des vestiges en péril témoignent maintenant. Dans un roman à paraître ce mois de janvier, il nous raconte Les Forges.
Ce dossier de
Place publique, cette histoire du peuple, nous avons également souhaité qu’elle passe par l’image. L’illustration de couverture signée du dessinateur nantais Jules Grandjouan, publiée dans la Revue nantaise à la fin du 19e siècle, a été repérée par Didier Guyvarc’h. La petite-fille de Grandjouan, Noémie Koechlin, nous a donné l’autorisation de partiellement «coloriser» ce dessin – dont l’original accompagne cet «Édito» – pour la couverture de Place publique: qu’elle en soit remerciée. Les autres illustrations publiées dans notre dossier ont été choisies par Alain Croix, qui en a rédigé les légendes. Nos remerciements à toutes les institutions prêteuses, et tout particulièrement à Véronique Guitton et Patrick Jean des Archives municipales de Nantes, Morgan Le Leuch, des Archives départementales et Xavier Nerrière, du Centre d’histoire du travail à Nantes.