mars-avril 2014

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édito
La ville la nuit
Dormir, travailler, sortir dans la même ville au même moment. Comment conjuguer ces usages contradictoires de la nuit ? La ville la nuit est devenue un sujet politique à part entière.
L'actualité fournit un prétexte à ce dossier. Deux « maires de la nuit » ont été « élus » en novembre dernier. Les élections municipales leur ont donné l’occasion d’interpeller les candidats à la mairie de Nantes. Nous organisons d’ailleurs une rencontre publique entre trois têtes de liste et ces deux « maires ».

Mais au-delà de l’anecdote, on voit bien que la nuit urbaine est en passe de devenir un réel problème politique. Comment faire vivre en bonne intelligence la ville qui dort, celle qui travaille, celle qui s’amuse ? Comment conjuguer l’attractivité d’une ville – qui se mesure aussi à son animation nocturne – et la légitime aspiration au repos ? Que penser de la tendance à faire tourner les grandes villes au rythme de l’économie mondialisée, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ? Et comment concilier cette nuit-là avec l’autre, celle des songes et du secret, de l’intime, du caché, de l’obscur ?

Le géographe Luc Gwiazdzinski, l’un des meilleurs spécialistes de la question, brosse un état des lieux. La tendance est claire : le jour colonise la nuit. Le travail, les loisirs, la consommation, toutes ces activités traditionnellement diurnes mordent de plus en plus sur la nuit, surtout dans les grandes villes. D’où la multiplication d’initiatives publiques pour prendre le problème à bras le corps : bureaux des temps, états généraux de la nuit, haut conseil de la nuit, maires de la nuit…

L’historien Alain Cabantous ancre cette évolution dans le temps long. C’est que la nuit aussi a une histoire, et que cette histoire a connu un véritable tournant aux 17e et 18e siècles avec le quadrillage de la ville de nuit, la généralisation de l’éclairage public, la mutation de modes de vie dont nous voyons aujourd’hui l’aboutissement. Et demain ? Prudemment, l’historien répond que la question n’est pas de son ressort…

Mais Nantes n’est pas Shanghai ou Pékin. Chef de projets à l’Agence d’urbanisme de la région nantaise, Cécile Michaut nous rappelle que l’immense majorité des Nantais passent la nuit chez eux. Même si le travail de nuit se développe et que l’animation nocturne bat son plein certains soirs et dans certains quartiers, il ne faudrait pas céder à une illusion d’optique. Les statistiques remettent les choses et les idées en place. Ce qui ne signifie pas que les pouvoirs publics ne doivent pas dès maintenant porter une attention redoublée aux problèmes que rencontre le peuple de la nuit.

La seconde partie de ce dossier est plus impressionniste. Elle fait la part belle aux ambiances, aux images, au reportage, aux portraits. Elle s’ouvre sur une dérive nocturne, « Quartiers de nuit », de la Beaujoire à Saint-Nazaire en passant par les rues « chaudes » et par l’Île de Nantes. Signée du journaliste Franck Renaud, familier des nuits d’Asie, elle est ponctuée des prises de vue du photographe Phil Journé.
Suit un entretien avec Vincent Beillevaire, l’un des deux maires de la nuit. Il explique les conditions, les limites et la portée de son élection. Il énumère les problèmes qu’il convient désormais de mettre sur la place publique : les transports, la sécurité, l’ouverture des commerces et de certains services publics, la vitalité des lieux culturels…

Ils ne votent pas, mais on aurait tort de les oublier. Dès la nuit tombée, renards, hérissons, rapaces, chauves-souris, fouines, loutres sont des habitants plus ou moins discrets, plus ou moins acceptés de nos rues et de nos jardins. L’écologue Olivier Lambert dirige le Centre vétérinaire de la faune sauvage et des écosystèmes des Pays de la Loire. Il montre combien la présence de ces animaux est un bon indicateur de la qualité du milieu et peut-être aussi d’une certaine forme d’hospitalité des citadins.

Ypope le tagueur doit se montrer aussi furtif qu’un renard. La journaliste Sarah Guilbaud tire le portrait de ce drôle d’oiseau de nuit, accro aux sensations fortes que lui procure le graffiti illégal. Pas vu, pas pris… Le réceptionniste de l’hôtel La Pérouse nous décrit joliment l’envers nocturne de la ville. Irène Aboudaram, de Médecins du Monde, nous conduit à la rencontre des prostituées, jetées sur nos trottoirs par des vagues venues parfois de très loin. Pierrick, le taxi de nuit, raconte ses douze heures quotidiennes, avec toujours un œil dans le rétro…

C’est peut-être la nuit qu’on s’aperçoit à quel point Saint-Nazaire a changé, depuis la mise en lumière des docks par Yann Kersalé, à la fin du siècle dernier. Heureux hasard du calendrier, la compagnie Ouïe/Dire propose, ces temps-ci, une « installation sonore » au LiFE, dans l’ancienne base sous-marine. La ville se met à l’écoute de ses nuits, du vent, de la mer, de ses bateaux, du trafic des terminaux méthanier ou céréalier.

Changement d’échelle radical pour clore ce dossier avec l’Europe et l’ouest de la France vus de satellite. Une formidable leçon de géographie où d’un coup d’œil apparaissent les contrastes entre les espaces denses, riches, peuplés et les autres, zones encore obscures depuis le ciel. Et Olivier Chupin, de la direction Prospective du Département boucle la boucle ouverte par Luc Gwiazdzinski : et si la nuit était en voie de disparition ?