juillet-août 2012

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édito
La fin du dédain
Nantes découvre qu’elle a besoin de son vin.
Le Vignoble s’aperçoit qu’il ne peut plus exister en marge de sa ville.
On ne s’étonne même plus de cette singularité. À la différence de Bordeaux, de Sancerre ou de Châteauneuf-du-Pape, Nantes ne donne pas son nom à son vignoble ni au vin qu’on y produit. Nulle relation non plus entre le mot « muscadet » et sa région, à la différence de l’Anjou, de la Bourgogne, de l’Alsace.
Voilà qui dénote bien une relation complexe entre la ville et son vignoble. C’est cette relation troublée, avec ses hauts et ses bas, que nous explorons dans ce dossier. En faisant le pari, toutefois, que les choses sont en train d’évoluer sensiblement. Tout à son effort d’attractivité, notamment touristique, Nantes découvre qu’elle a besoin de son vin. Et le Vignoble, lui, s’aperçoit qu’il ne peut plus exister en marge de sa ville. Sans doute vivons-nous la fin du dédain…
Le géographe Raphaël Schirmer, auteur d’une thèse magistrale sur le muscadet, sait aussi se faire historien de la manière dont les élites nantaises ont longtemps fait la fine bouche devant leur vin : bien assez bon pour le peuple, trop grossier pour leur palais et celui des hôtes de marque. Le muscadet souffre d’un « très ancien déficit d’image » qui explique en partie les difficultés économiques du Vignoble. Mais les temps changent : n’a-t-on pas servi, en 2003, à l’Hôtel de ville de Nantes, du muscadet au président Chirac ? « Un tournant symbolique considérable »…
D’ailleurs, le muscadet est présent dans les meilleurs restaurants du monde et loué par la critique, remarque Thierry Guidet. Poursuivre sur la voie de la qualité est le plus sûr moyen que le muscadet soit reconnu comme vin de gastronomie et pas seulement piquette de comptoir, rafraîchissement de guinguette. Mais quoi de plus lent que la mutation des images et des sensibilités ?
Nicole Croix et Michèle Guyvarc’h, toutes deux géographes, signent un travail remarquable : en vingt-cinq pages, les mots du vignoble nantais. Cela va de Abouriou, un cépage récemment introduit dans le vignoble nantais, à Viticulture raisonnée, cette manière de produire des raisins en respectant l’environnement. La géologie et le patrimoine, l’histoire et les techniques viticoles, l’économie et les paysages, tout y est. De quoi ne plus boire idiot.
René Bourrigaud jette une lumière neuve sur les rapports entre la ville et le Vignoble en se concentrant sur un épisode historique somme toute peu connu : la révolte, à la fin du 19e siècle, des exploitants de vignes à complant contre les propriétaires. C’est à cette lutte qu’on doit l’élection du premier socialiste de l’Ouest, Benjamin Huet, en 1892, à Maisdon-sur-Sèvre. Une autre des conséquences de ce mouvement, tout à fait exceptionnel dans les campagnes, a été, en réaction, la vigueur avec laquelle les propriétaires et le clergé ont quadrillé le Vignoble de syndicats, de mutuelles, de caisses de crédit.
Clin d’œil de l’écrivain Éric Pessan, domicilié à Saint-Fiacre, au cœur du Vignoble, depuis douze ans, un peu par hasard, mais qui a pris goût au paysage qu’il parcourt à petites foulées, aux gens et au vin qu’ils produisent tel ce « Grand Presbytère vieilles vignes, fruité, agréablement frais, presque citronné, insensiblement effervescent ». Idéal après le jogging !
N’empêche que le Vignoble recule, de 15% en dix ans, sous l’effet conjugué de la crise du muscadet, des campagnes d’arrachage et de la pression urbaine. Deux cartes, réalisées par Olivier Chupin, de la direction de l’Observation et de la Prospective du Conseil général, en témoignent.
La relation entre la ville et le Vignoble passe aussi par le plaisir simple de parcourir les paysages de vignes et de pousser les portes d’un château ou d’une maison vigneronne. Rachel Suteau, la directrice du Musée du vignoble nantais, nous convie à un voyage au pays du « Grand dialogue », pour reprendre la belle expression de Julien Gracq, à pied, à vélo, en voiture, en canoë et même en train. Nous avons, à portée de main, un patrimoine riche et diversifié, mais trop méconnu.
C’est bien pour développer ce qu’on appelle désormais l’œnotourisme qu’a été imaginée, au début des années 1990, une Route touristique du vignoble nantais. La géographe Christine Margetic montre comment la réalité n’est pas à la hauteur de l’ambition et qu‘il est temps de repenser les moyens de découverte du Vignoble. François Robin ne dit pas autre chose. Délégué régional d’InterLoire, ce professionnel parle de la nécessaire reconquête du cœur – et du gosier – des Nantais. Ce qui n’est pas si facile pour un vin « tiraillé entre la Loire et l’océan », mais passe par la volonté de faire du muscadet une « vraie destination œnotouristique. »
Pétronille Perron, chargée de mission des collections du Musée du vignoble nantais, livre un travail intéressant sur l’image que veulent faire partager les professionnels des vins qu’ils produisent. Les campagnes de communication varient selon les modes et les époques. Parfois, on vante un vin facile, « le plus proche de l’océan », mais quelques années plus tard on joue la carte du vin de prestige. À certains moments, on s’efforce de faire du muscadet un joyau du patrimoine nantais ; à d’autres, on le replace dans la riche cohorte des vins de Loire. Ces hésitations reflètent l’ambivalence des relations entre Nantes et son vignoble.
Communication toujours avec ces photos de quelques-uns des vignerons membres de l’association Les Vignes de Nantes : le dessus du panier. On les voit dans des situations et des postures originales. C’est le signe d’une volonté de revoir les clichés que les Nantais eux-mêmes se sont fait du muscadet, de nouer une nouvelle alliance entre le Vignoble et la ville.
La plus éloquente des campagnes de publicité n’y suffira pas. Mais au moment où nous bouclions ce dossier, voici que Michelle Meunier, nouvelle sénatrice de Loire-Atlantique, tient une conférence de presse dans un restaurant nantais pour présenter un vin de Bruno Cormerais, l’un des meilleurs vignerons d’ici. Elle l’a fait mettre à la carte du restaurant du Sénat où, semble-t-il, aucun muscadet ne figurait jusque-là. Et elle est la première sénatrice à faire partager ses goûts à ses collègues de la Haute Assemblée. L’expertise œnologique restait l’apanage des hommes.
Ce petit fait en dit long sur les changements de goûts, de mentalités, de comportements. Maintenant que le maire de Nantes est devenu Premier ministre, on imaginerait mal que la cave de Matignon soit en reste sur celle du Sénat.