septembre-octobre 2011

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Édito
Des petits cailloux blancs dans la forêt des âges
Il a fallu quatorze ans pour passer de l’idée d’une œuvre d’art consacrée à l’abolition de l’esclavage à l’inauguration du Mémorial. Entre temps, le projet a beaucoup évolué. Il ne prend son sens aujourd’hui que rattaché aux efforts effectués par Nantes depuis une trentaine d’années pour connaître et reconnaître son passé négrier.
Dans peu de temps, quand le Mémorial sera devenu un élément familier du paysage nantais, on aura oublié combien l’accouchement de ce projet a été long et difficile. Entre la ferme décision municipale, prise en 1998, de construire une « œuvre d’art » en rapport avec l’abolition de la traite négrière, et l’inauguration du Mémorial, en décembre 2011, quatorze années se sont écoulées. Quatorze années pendant lesquelles le projet a sensiblement évolué : sa fonction, son prix (de 3 millions à 6,9 millions d’euros), son aspect architectural, le discours qu’il sous-tend. Rien d’étonnant à cela puisque, derrière ce monument, ce sont les relations complexes et changeantes de l’histoire et de la mémoire qui se nouent. D’autant que, depuis 1998, la manière dont les pouvoirs publics, et singulièrement les gouvernements locaux, investissent le thème de la mémoire a singulièrement évolué. Les enjeux mémoriels, le rapport entre l’histoire et la mémoire, le débat sur l’identité sont devenus depuis des sujets majeurs de la vie politique.
L’histoire d’abord. Le grand spécialiste de la traite négrière Olivier Pétré-Grenouilleau brosse une synthèse de la place tenue par Nantes dans « l’infâme trafic » : considérable puisque Nantes fut le premier port français en ce domaine et poursuivit cette activité le plus longtemps possible. La place de la traite dans l’histoire de Nantes est, elle aussi, majeure aux plans économique, social et même culturel.
L’histoire de la mémoire ensuite. Didier Guyvarc’h montre que la bonne conscience des négriers nantais s’est fissurée dès la Révolution. Mais depuis que d’hésitations à regarder le passé en face ! Les plus jeunes de nos lecteurs s’étonneront de la vivacité des débats politiques locaux sur le sujet il y a seulement vingt-cinq ans. Le Mémorial marque le chemin accompli. Encore faut-il analyser subtilement son ambition, celle d’une « ville qui dit son passé avec ses préoccupations et son image d’aujourd’hui, celle de la défense et de l’illustration des droits de l’homme. »
L’historien sénégalais Ibrahima Thioub se penche, lui, sur les troubles de la mémoire des Africains. Il insiste sur le fait que la traite négrière a modelé pour longtemps les comportements des dirigeants noirs. Il montre aussi comment les Noirs d’Europe et des Antilles, se construisent souvent une identité de victimes qui ne les aide pas à porter un regard lucide sur la traite. Bien des débats nantais d’aujourd’hui sur la manière de commémorer l’abolition de l’esclavage ou sur le projet de reconstitution d’un navire négrier seraient utilement éclairés par les analyses d’Ibrahima Thioub.
En 1998, point de départ du projet de Mémorial, personne n’avait d’idée précise de ce que serait le Musée d’histoire de la ville, abrité depuis 2007 par le Château des ducs de Bretagne. Personne ne pouvait imaginer le contenu des salles qu’il consacre aujourd’hui à la traite négrière et qui sont parmi les plus remarquées par les visiteurs. Laurence d’Haene, responsable du service des publics au Château, présente la synthèse d’une enquête menée auprès des élèves qui visitent le musée – 31 000 au cours de l’année scolaire 2009-2010 ! Leur ignorance initiale ne surprend pas vraiment, pas plus que le vif intérêt qu’ils éprouvent pour ce pan de notre passé, même si, comme les adultes, ils en conservent souvent une approche plus morale qu’historique.
Marie-Hélène Jouzeau, la directrice de l’Archéologie et du Patrimoine de la Ville, nous fait visiter le Mémorial en avant-première. Elle insiste sur sa fonction : aider à se souvenir. C’est dire qu’il n’est pas un musée, un lieu de compréhension et d’interprétation du passé. D’où l’idée de le relier au Musée d’histoire de la ville par un parcours jalonné de panneaux d’information implantés à proximité de sites en rapport avec le passé négrier nantais. L’avenir dira si le choc émotionnel causé par le Mémorial provoquera un désir d’histoire conduisant au musée…
Emmanuelle Chérel, qui s’apprête à publier un livre sur le sujet, décrit la difficile gestation du Mémorial. Les élus eux-mêmes ont tardé à se faire une représentation claire de leur propre projet. Oui, il fallait faire quelque chose, montrer que désormais Nantes regardait son passé négrier en face. Mais s’agissait-il de construire une sorte de monument aux morts ? De concevoir un musée ? D’aménager un centre de ressources ? La démarche retenue pour choisir l’artiste reflétait ces hésitations. En 2001, la Ville lance un appel à projets auprès de quelques personnalités pré-sélectionnées. L’Américano-Polonais Krzysztof Wodiczko retient l’attention. Son discours intéresse et intrigue, plus que son projet, très différent de la réalisation d’aujourd’hui. On mise alors sur un homme plus que sur une proposition. Krzysztof Wodiczko se pique au jeu, passe beaucoup de temps à Nantes, accepte de revoir sa copie. Mais ce n’est qu’en 2004 qu’il est officiellement choisi pour mener à bien les choses, désormais associé à l’architecte argentin Julian Bonder.
Les relations se tendent parfois entre des artistes qui ont tendance à se prendre pour les maîtres d’œuvre et la Ville. Cette dernière reproche à Krzysztof Wodiczko et à Julian Bonder de peu se préoccuper de la nécessaire pédagogie à l’égard du public, d’oublier la dimension proprement nantaise du Mémorial, d’être surtout obnubilés par la réalisation d’une œuvre d’art contemporain offerte à la contemplation de leurs pairs. Les artistes, eux, s’irritent des hésitations des élus et de ce qu’ils considèrent comme des empiètements sur leur mission.
Personne n’avait intérêt à la rupture. Des accords ont été trouvés. Le Mémorial ouvrira presque au jour dit. Au terme d’une très riche étude sur les lieux de mémoire et de compréhension de la traite et de l’esclavage présents un peu partout dans le monde, Pierre Combes insiste sur la singularité de la réalisation nantaise : sa dimension, son ouverture, son universalité.
Au terme de ce dossier, on comprend qu’il ne faut pas considérer le Mémorial isolément. Il faut le rattacher, dans l’espace et dans le temps, aux autres efforts accomplis par Nantes pour regarder en face son passé négrier, avec lucidité, sans volonté de repentance ni sentiment stérile de culpabilité. on pourra désormais s’appuyer aussi sur sa présence impressionnante pour continuer un travail inachevé, inachevable, de remémoration et d’interprétation, depuis la traite transatlantique aux esclavages contemporains en passant par les abolitions du 19e siècle.
Au fond, le Mémorial est un petit caillou blanc, l’un de ceux que sème une ville pour ne pas s’égarer dans la sombre forêt des âges.