mai-juin 2011

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Édito : Vous avez dit : « créatives » ?
La culture considérée comme un gisement de richesse, comme une activité économique à part entière… Nantes et Saint-Nazaire sont-elles en train de devenir des « villes créatives » ?
Attention ! Ce numéro n’est pas une recension de ce qui se fait de plus novateur, de plus « créatif » à Nantes et à Saint-Nazaire dans le domaine de l’art et de la culture. On n’y parle pas du romancier Pierre Michon, du vidéaste Pierrick Sorin ou du peintre Philippe Cognée. On ne s’y attarde pas non plus sur quelques initiatives marquantes de ces dernières années : le LIFE dans l’ancienne base sous-marine, Estuaire ou La Folle Journée…
Non, notre dossier consacré aux villes créatives est un questionnement de cette notion venue du monde anglo-saxon. Quelle est sa validité ? Dans quelle mesure s’applique-t-elle à Nantes et à Saint-Nazaire ? Quelles réserves et quelles précautions doit-elle susciter ?

Commençons par un peu d’histoire. Au tout début des années 1990, Nantes comme Saint-Nazaire, chacune à leur manière, utilisent la culture pour répondre à la crise industrielle qui les affecte. Jean Blaise invente les folles nuits des Allumées tandis que Saint-Nazaire transforme la base sous-marine, léguée par les Allemands, en lieu de divertissement. On connaît la suite : les parades de Royal de Luxe, le rêve éveillé des Machines de l’Île, la frénésie de La Folle Journée, la naissance d’un éléphant devenu emblématique, la biscuiterie LU transformée en Lieu Unique, la création de la Maison des écrivains étrangers à Saint-Nazaire, la mutation urbanistique de Ville-Port…
Il s’agissait tout à la fois de retrouver le moral, de faire parler de soi, de créer de nouvelles activités. Un pas a été franchi avec la biennale Estuaire, acte politique au moins autant qu’artistique puisqu’il s’agit de rendre lisible le territoire qui sépare et unit Nantes et Saint-Nazaire.
Aujourd’hui, le paysage change à nouveau avec deux événements : le Quartier de la création qui voit progressivement le jour sur l’Île de Nantes ; le lancement du Voyage à Nantes qui s’efforcera de mettre en cohérence culture, tourisme et patrimoine. À l’image de bien d’autres cités un peu partout dans le monde, Nantes/Saint-Nazaire fait le choix de devenir une « ville créative », de considérer la culture comme un gisement de richesse et d’emplois, comme une activité économique à part entière.
L’économiste Solène Chesnel montre bien que selon leur taille et leur richesse patrimoniale les villes déploieront des stratégies différentes : Angoulême et Bilbao, Montréal et Avignon, Saint-Étienne et Lille. Un entretien avec l’élu nantais Yannick Guin permet de comprendre comment, dans le cadre du programme ECCE, Nantes a pris une « leçon d’Europe » sur la question.
Suit une conversation avec Jean-Luc Charles, le nouveau directeur de la Samoa, la Société d’aménagement de l’Île de Nantes, sur la signification et les ambitions du Quartier de la création. Il répond, ce faisant, à quelques-unes des objections qu’on peut formuler à l’égard d’un tel projet. Images à l’appui, un impressionnant calendrier donne à voir les réalisations à venir : la Fabrique, l’École des métiers du cinéma, le Carrousel des mondes marins, l’École Sciences Com’, la transformation des Halles Alstom en École des Beaux-Arts… Cette liste ne fait d’ailleurs que s’ajouter aux opérations achevées qui ont transformé le paysage et l’ambiance de l’Île de Nantes.
Un entretien avec l’urbaniste Elsa Vivant conclut cette première partie du dossier, qui s’efforce de brosser le contexte à la fois général et local. Elsa Vivant est nuancée : elle ne croit guère aux thèses, si répandues, du géographe américain Richard Florida sur l’existence d’une « classe créative » porteuse de développement économique. Mais elle estime qu’il peut y avoir « un bon usage de la ville créative » conçue comme « une utopie urbaine ».
La seconde partie du dossier met en débat les notions clarifiées précédemment. Un billet acide de Luc Douillard nous rappelle que la créativité est enfant de bohème, comme on le dit de l’amour dans l’opéra de Bizet, et ne se laisse pas mettre en cage. Le philosophe et poète Jean-Claude Pinson se livre à une méditation sur les transformations économiques, sociales, idéologiques suscitées par la mondialisation et que l’Île de Nantes rend en quelque sorte « survisibles ». En ce lieu précis, le « poétariat » prend-il le relais du prolétariat ? l’homo artisticus est-il en passe de supplanter l’homo œconimicus ?
Ce qui est certain, remarque l’économiste Sandrine Emin, c’est que le rapprochement de très petites entreprises, travaillant plus ou moins dans le domaine de la culture, sous les anciennes halles Alstom, provoque des mutations économiques. Ce que les spécialistes appellent « l’effet cluster ». Pour autant, comment mesurer les retombées économiques de la culture, demande un autre économiste, Dominique Sagot-Duvauroux ? La richesse créée ne se borne pas à l’argent injecté dans l’économie locale ; il faut aussi tenir compte de la « valeur vaporeuse » que crée l’existence même d’activités et d’équipements culturels.
Enfin, deux universitaires nantaises, Danielle Pailler et Caroline Urbain, nous rappellent que des gisements de créativité existent chez chacun. Elles, qui travaillent depuis quatre ans en partenariat avec le Centre communal d’action sociale de la Ville de Nantes, savent bien que les populations précaires n’en sont pas dépourvues. Construire une « ville créative » ne se limite donc pas à créer des équipements prestigieux dans un Quartier qui ne l’est pas moins. Il s’agit, selon l’expression forte de Pierre Rosanvallon, de « refaire l’égalité ».

Une revue, c’est une sorte de mosaïque, dont chaque élément prend sens vu à distance, en relation avec les autres. Un peu par hasard – mais cela marque bien l’actualité du sujet, d’autres articles parus dans ce numéro font écho à cette réflexion sur les villes créatives. C’est le cas de l’histoire de la galerie Argos, qui témoigne de la volonté, dans les années 1960, d’une collectionneuse de donner à Nantes une place sur la carte de l’art contemporain. C’est aussi le cas du dessin de Nicolas de La Casinière qui montre, sans nuances excessives, le processus de gentrification à l’œuvre dans le quartier, jadis populaire, des Olivettes, à Nantes.
Lisez la note de lecture sur l’intéressant livre de Guillaume Le Cornec qui retrace l’histoire des halles Alstom et donne une perspective historique aux changements en cours sur l’Île de Nantes. Arrêtez-vous sur la chronique d’architecture de Dominique Amouroux consacrée en partie aux projets de transformation des halles par Franklin Azzi.

Et achevez votre parcours par l’entretien que donne à Jean-Louis Violeau l’architecte Patrick Bouchain, l’homme du Lieu Unique et des Anneaux du quai des Antilles, animé d’une peu commune « passion du commun » qu’on gagnerait à ne pas oublier quand on tente d’édifier une « ville créative. »