Place publique #7
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Contribution


La ville lièvre et l’état tortue

Texte > JEAN HAENTJENS


Résumé > Comme au 12e ou au 19e siècle, nous sommes en train de vivre une époque d’explosion du pouvoir des villes, qui font figues de lièvres distançant un État aux allures de tortue. Avec leurs tramways, leurs vélos et leurs architectures innovantes. Ce sont elles qui rendent désirables le développement durable


Les prochaines élections municipales vont renouveler un pouvoir longtemps considéré comme mineur dans notre France jacobine, le pouvoir des villes.
L’idée que je voudrais exposer ici après avoir un peu exploré la question, c’est que ce pouvoir méconnu, voire méprisé, pourrait devenir l’un des principaux moteurs de la mutation qui s’engage, face à l’impératif de développement durable.

Le renouveau des villes
Rappelons d’abord qu’en France, le pouvoir communal représente une force de frappe significative : 10 % du Produit intérieur brut ; 1 200 000 collaborateurs, 400 000 conseillers municipaux, un important tissu associatif périphérique, cela fait déjà une belle armée.
Mais l’essentiel est ailleurs, dans la dynamique et la capacité d’invention dont les villes ont fait preuve depuis vingt ans. On assiste en effet, dans toute l’Europe, à un indéniable retour des villes 1. Le mouvement est la fois urbain, économique, politique, démographique, culturel, et sociologique.
Tirées par les exemples de Barcelone, Copenhague, Lisbonne, Lyon ou Bilbao, les villes « moyennes grandes » sont devenues les principaux foyers d’innovation sociale et culturelle. Les entreprises y investissent, les habitants y affluent, le tourisme urbain s’y développe. Ces villes ont reconquis méthodiquement leurs centres historiques, ravalé leurs façades noircies, créé des rues piétonnes et réinvesti leurs espaces publics. Elles ont redécouvert le tramway et le vélo, tout en contraignant la voiture avec fermeté. Elles ont utilisé leurs friches industrielles ou militaires pour créer des écoquartiers. Elles ont affirmé leur volonté d’être des « lieux » originaux, des creusets de culture suffisamment forts pour résister à la culture de masse mondialisée. Parti des métropoles, le mouvement a gagné progressivement les villes de rang plus modeste. En France, il n’est pas aujourd’hui une cité de plus de 100 000 habitants qui n’ait dans ses cartons un « grand projet de renouvellement urbain ».
Depuis 1990, les villes de 200 000 à 2 000 000 d’habitants, les métropoles, sont celles qui ont enregistré la progression démographique la plus forte. Leur développement va de pair avec celui d’une économie tertiaire tiré par des services urbains de plus en plus spécialisés.
Partout, en Europe, les pouvoirs urbains ont fortement accru leurs compétences, leurs moyens, et leur aire d’influence, pendant que les États réduisaient les leurs. Les maires des grandes villes sont devenus des personnages politiques importants et respectés. Dans un contexte de défiance générale vis-à-vis des institutions, ils font partie des rares responsables qui ont gardé l’estime de leurs concitoyens.
En matière culturelle, c’est aujourd’hui à l’initiative des pouvoirs urbains que les choses importantes se passent. Création d’équipements phare (comme le Guggenheim à Bilbao), nouveaux festivals, ou nouvelles formes de culture urbaine (Royal de Luxe à Nantes).

Flamboiement urbain
L’ampleur du mouvement est telle que les historiens n’hésitent pas à le comparer au « flamboiement urbain » du 12e siècle. De fait, l’actuel renouveau des villes semble bien s’inscrire dans une dynamique spécifiquement européenne bien décrite par Fernand Braudel : la course poursuite entre les « Villes lièvre » et les « États tortue ». À chaque mutation importante, ce sont les villes lièvre qui inventent. Quand les inventions sont mûres, les États tortue les récupèrent et les diffusent. Cette dialectique subtile des échelles, mariant créativité et puissance, serait la marque de la voie européenne.
En simplifiant, on pourrait dire que cette course poursuite a connu, en huit siècles, cinq grandes étapes.
Du 12e au 15e siècle, c’est à l’initiative des pouvoirs urbains que naissent la plupart des inventions majeures : transports maritimes, logistique, industrie textile, médecine, statistique, comptabilité, maîtrise des arts… C’est dans les villes, à la barbe des monarchies féodales, que s’élaborent les deux principes fondateurs de la future Europe : l’économie marchande et la démocratie.
À partir du 16e siècle les États monarchiques reprennent la main, jusqu’à ce que la Révolution, pilotée par les bourgeoisies urbaines, redistribue les cartes.
La deuxième moitié du 19e est une autre grande époque pour les pouvoirs urbains. Ils réussissent, en un demi-siècle, à transformer des villes quasi médiévales en cités modernes dotées de réseaux, de métro, de téléphone, de tramways, de caisses d’épargne et de mutuelles. Leurs budgets et leurs moyens humains sont multipliés par un facteur 10 à 20 2.
Au 20e siècle, les guerres mondiales redonnent la main aux États, jusqu’à la fin des Trente Glorieuses.
À partir de 1980, partout en Europe, les villes retrouvent des libertés. Elles étendent leurs pouvoirs pendant que les États, aspirés par la construction européenne, voient les leurs se réduire.

Pionnières du développement durable
L’actuel retour des villes est donc porté par plusieurs forces qui appellent une mutation profonde de notre modèle économique et sociétal : tertiarisation de l’économie, élévation du niveau de vie, métropolisation, épuisement des ressources, nécessité de repenser les modèles de développement…
Par rapport à cette nouvelle donne, les villes européennes présentent trois atouts majeurs :
– Elles sont pionnières sur les principaux champs du développement durable tels que les transports urbains (métro, tramways et vélos), la gestion des déchets, les économies d’énergie, les constructions climatiques, les écoquartiers, les nouvelles formes urbaines, la gouvernance…
– La ville européenne est relativement économe par rapport au modèle nord-américain. Échelle réduite, densité moyenne, desserte par les transports collectifs, structure polyfonctionelle, sont quelques-unes de ses qualités majeures. Elles expliquent que le citadin européen consomme en moyenne deux fois moins d’énergie que le citadin nord-américain. Les meilleurs avocats du modèle urbain européen, ce sont d’ailleurs les urbanistes américains qui, sous couvert de new urbanism, cherchent à le réinventer.
– Les villes disposent enfin d’une capacité particulière à rendre désirable le développement durable. Pendant que les administrations centrales fourbissent de nouvelles normes et de nouvelles taxes, les villes s’équipent de tramways colorés, aménagent des pistes cyclables, proposent des vélos en libre service et organisent des concours d’architecture climatique. Sans leurs initiatives concrètes et ludiques, la belle idée de développement durable deviendrait vite une épouvantable pénitence. Ce n’est pas en martelant un discours culpabilisant que l’on pourra modifier les modes de vie. C’est en créant du désir. Sur ce terrain, les villes ont une belle longueur d’avance. Elles sont depuis toujours des lieux de désir.

Conforter les pouvoirs urbains
Resitué dans une perspective historique (la construction de l’Europe depuis dix siècles) et géographique (ville européenne contre ville nord américaine), l’actuel mouvement de renouveau des villes prend donc une autre dimension. Il apparaît bien, pour notre continent et notre pays, comme une chance historique. Dans la course au développement durable qui vient d’être lancée, l’Europe et la France disposent d’une carte maîtresse et méconnue, leurs villes, qui sont à la fois économes, structurantes, et innovantes.
Si l’on admet cette proposition, il est urgent de s’intéresser à ceux qui font les villes, c’est-à-dire aux pouvoirs urbains. En vingt ans, ils ont accompli un chemin considérable. Autrefois chargés d’« administrer », ils sont aujourd’hui en première ligne pour conduire ou gérer l’innovation sociale. Leur métier a radicalement changé. Le maire est devenu un véritable homme orchestre qui doit savoir maîtriser aussi bien l’urbanisme que le marketing, la stratégie que le maintien de l’ordre, et ne pas hésiter à investir dans l’innovation culturelle, la recherche scientifique ou les lignes de tramway.
Pour être en mesure de porter l’invention d’un « autre modèle de développement », les pouvoirs urbains ont encore cependant du chemin à parcourir. Leurs compétences techniques ne sont pas encore au niveau de leurs compétences institutionnelles. En France, la parcellisation excessive du pouvoir urbain (36 000 communes contre 300 au Danemark) reste un handicap majeur.


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Cette mise en perspective du pouvoir des villes éclaire l’enjeu des prochaines élections municipales. Il ne s’agira plus d’élire des « administrateurs avisés ». Il faudra mandater des « entrepreneurs » capables de mettre en œuvre des villes durables. C’est une tout autre affaire !