Sommaire #7


JACQUES FLOCH est président de l’Agence d’urbanisme de la région nantaise. Longtemps député-maire de Rezé, il a aussi été secrétaire d’État aux Anciens Combattants dans le gouvernement Jospin. En tant qu’avocat, membre du cabinet de Jean-Pierre Mignard, il suit de près l’affaire de Clichy-sous-Bois, point de départ des émeutes dans les banlieues en 2007 après la mort de deux jeunes gens.

GUY LORANT a été directeur de la communication de la Ville de Nantes. Il a aussi été l’attaché de presse d’Edmond Maire quand ce dernier était secrétaire général de la CFDT, puis consultant en stratégie de communication dans un cabinet parisien. Il mène aujourd’hui des activités de conseil auprès de plusieurs collectivités territoriales et est l’auteur de livres sur la communication publique, notamment Les collectivités locales face aux défis de la communication (L’Harmattan).

CHRISTIAN BAUDELOT est l’une des figures majeures de la sociologie française. Il est l’auteur, souvent avec Roger Establet, d’ouvrages devenus marquants comme L’École capitaliste en France (Maspero), Le niveau monte (Seuil), Allez les filles (Seuil), Suicide. L’envers de notre monde (Seuil). Il est membre d’organismes officiels tels que le Conseil national de la statistique De 1984 à 1993, il a dirigé le département de sociologie de l’université de Nantes avant de rejoindre l’École normale supérieure dont il est un ancien élève.
Place publique #7
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Débat

Savoir, Pouvoir, Secret




LE SUJET > Comment les élus prennent-ils leurs décisions ? Sur quelles études s’appuient-ils ? Quelles relations entretiennent-ils avec les chercheurs ? Sur quoi décident-ils de communiquer ? Que nous dit-on ? Que nous tait-on ? Voilà l’ensemble des questions abordées au cours de cette rencontre publique qui s’est déroulée le 27 novembre à Nantes.
Les débats de Place publique sont co-organisés avec Nantes culture et patrimoine. Leur enregistrement sonore et visuel est versé aux collections du Musée du château.


THIERRY GUIDET >
 Savoir, pouvoir, secret… Nous allons nous efforcer d’explorer les liens entre la décision politique et le savoir. Une décision se prend-elle au hasard, à l’intuition, grâce à l’expérience ? Ou bien doit-elle s’appuyer sur un certain nombre d’expertises, d’enquêtes, d’études ? Un tel débat se trouve évidemment au cœur des préoccupations d’une revue comme la nôtre dont l’ambition est de participer à l’intelligence collective d’un territoire, d’injecter du savoir dans le débat public. Je me tourne d’abord vers Christian Baudelot pour lui demander de nous décrire les relations qu’il a pu, en tant qu’intellectuel, entretenir avec le ou les pouvoirs.

CHRISTIAN BAUDELOT > Tous ceux qui s’orientent vers les sciences sociales, au sens le plus large du mot, pensent, comme Durkheim, que leur science ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne contribuait pas à changer un peu la vie des gens, à améliorer la condition de leurs concitoyens.
Dès lors, il existe deux attitudes possibles, qui sont assez opposées : celle de conseiller du prince, Machiavel en somme ; et puis l’attitude que j’appellerais « président Mao », avec l’ambition de soulever les masses. Les conseillers du prince se recrutent beaucoup chez nos collègues économistes. Récemment, sous Jospin, on a créé le Conseil d’analyse économique qui a pour mission d’éclairer, par la confrontation des points de vue, les choix du gouvernement en matière économique. Ce Conseil comprend une trentaine de membres nommés à titre personnel, de toutes sensibilités, qui se réunissent régulièrement, font des rapports. Aujourd’hui, 72 ont été publiés, mais un seul a eu des applications immédiates et directes, c’est le rapport que Malinvaud a fait sur la baisse des charges des petites entreprises. Le reste n’est pas forcément demeuré lettre morte, mais plutôt dans le registre de l’agitation d’idées, du signalement de problèmes.
Parlons de l’autre attitude maintenant, la plus fréquente chez les sociologues. Elle ne consiste pas à s’adresser aux politiques, mais à détecter, à analyser un certain nombre de réalités sociales ayant des implications politiques, telles que la santé, l’éducation, le logement, le suicide, la lecture… Et ces analyses, les plus rigoureuses possible, on les livre directement au public. Quand Bourdieu et Passeron écrivent, en 1964, Les Héritiers ils ne se doutaient pas que ce livre allait contribuer à inspirer le mouvement de mai 68.
Un autre exemple : un livre absolument remarquable sur les accidents du travail dû à Philippe Askenazy, Les Désordres du travail, paru dans la collection La République des idées, aux éditions du Seuil. Pour préparer ce débat, j’ai interrogé l’auteur qui a rencontré en tête à tête le ministre du Travail et la conseillère sociale du président de la République, Chirac à cette époque, et qui estime que son travail a enrichi le plan Santé-Travail et qu’il a fourni un argumentaire au ministre du Travail contre Bercy. Dans la maison du prince, on renforce ainsi un clan, un ministère, contre un autre…
Askenazy pense aussi que son travail a pu inspirer le discours de Sarkozy sur la pénibilité par l’intermédiaire d’Emmanuelle Mignon, sa conseillère, qui a décortiqué le bouquin. Ce livre a suscité un fort intérêt du côté de la CFDT, de la CGC. Hostilité nette de Gautier-Savagnac qui l’a qualifié d’expert militant. Askenazy fait aussi état de « relations nombreuses, mais très décevantes avec les socialistes, que ce soit Strauss-Kahn ou Ségolène Royal, très gênés aux entournures sur les 35 heures et les conditions de travail. » Je souligne pourtant qu’Askenazy a soutenu la campagne de Ségolène Royal. Mais, finalement, son livre a été plus utilisé par la droite que par la gauche. Et Askenazy conclut : « J’ai discuté avec beaucoup de monde qui compte, mais pour quelle efficacité ? Mystère… Mystère… »

THIERRY GUIDET > Donc, si je comprends bien, quelle que soit la posture adoptée par le scientifique, conseiller du prince ou instituteur des masses, ça revient au même : il travaille, lance son livre ou son rapport comme une bouteille à la mer que va recueillir qui le peut, qui le veut…

CHRISTIAN BAUDELOT > Eh oui… On peut prendre un autre exemple que je connais bien : les inégalités sociales devant l’école. Bourdieu et Passeron ont ouvert le feu. Après il y a eu des déluges d’analyses et d’études. Si on essaie de faire le bilan on s’aperçoit que les inégalités sociales n’ont pas diminué alors qu’on les connaît de mieux en mieux. On peut même dire qu’il y a eu des effets inverses. La lecture de Baudelot-Establet, Bourdieu-Passeron, Meirieu, et tous les autres a donné beaucoup d’idées à des parents consommateurs d’école afin de trouver pour leurs enfants la meilleure filière pour faire fructifier leur capital culturel. Quant aux enseignants, ils se sont vite résignés à une fatalité socio-économique qui revient à dire qu’on ne peut pas faire grand-chose contre les inégalités. Je ne suis pas du tout amer, mais je fais un constat objectif : il y a loin entre ce qu’on souhaiterait produire comme effet et ce qui se passe en réalité.

JACQUES FLOCH > Je crois que Christian Baudelot est pessimiste sur l’usage que peut faire le prince des travaux des uns et des autres. Bon, le prince, c’est à tous les niveaux, il y a le petit prince, il y a le grand… Enfin, celui qui dispose d’un peu de pouvoir qui lui a été donné par les électeurs et qui doit en user pour continuer à bâtir la Cité. Plusieurs attitudes s’offrent à lui. La première, c’est de se comporter en petit chef, parce que c’est lui, c’est elle, qui portera toutes les conséquences des décisions prises. Le grand risque, dès lors, est de se retrouver isolé.

THIERRY GUIDET > Mais précisément, quand on prend une décision, sur quel type de données se repose-t-on ?

JACQUES FLOCH > Il y a d’abord la connaissance directe, implicite de l’espace qu’on doit gérer. Ça ne s’apprend pas dans une école, c’est une recherche personnelle. Je suis arrivé à Rezé en 1964, je me suis retrouvé premier adjoint en 1971. Il a d’abord fallu que j’apprenne l’histoire et la géographie de la ville. Vous l’apprenez en lisant, mais aussi en parlant avec les gens. Il faut acquérir cette connaissance, quartier par quartier, rue par rue. Je me souviens d’un sous-préfet qui ricanait parce qu’une rue n’était pas tout à fait droite. Je lui ai dit : « Eh bien, il fallait venir il y a 2 000 ans, quand cette rue a contourné un champ. » Si vous ne connaissez pas cela vous serez désarmé devant ceux qui savent, les « sachant », c’est-à-dire les urbanistes, les architectes, les techniciens de la ville… Dans une ville, les gens sont plus importants que l’espace, parce que c’est l’histoire des gens qui explique l’espace tel qu’il est devenu.

THIERRY GUIDET > Quelle relation entre ce type de connaissance intime, presque charnelle, dont vous venez de parler et puis toutes les données statistiques et cartographiques qu’on mouline à longueur de journée dans une Agence d’urbanisme comme celle que vous présidez ?

JACQUES FLOCH > Eh bien, ces données vont confirmer ou bien infirmer ce que vous ressentez. L’Agence que j’ai l’honneur de présider aura 30 ans l’an prochain. Nous avons accumulé un stock d’informations extraordinaires…

THIERRY GUIDET > Qui alimente d’ailleurs généreusement Place publique…

JACQUES FLOCH > Mais c’est fait pour ça ! Ces travaux appartiennent au public puisque c’est le public qui nous paye. Bon, c’est mieux quand ces données confirment votre intuition de départ. Si elles l’infirment, il faut regarder d’où vient le problème.

THIERRY GUIDET > Christian Baudelot nous expliquait à l’instant qu’il existe un malentendu fondamental, et sans doute inévitable, entre savoir et pouvoir. Vous, vous défendez au contraire, la thèse d’un mariage heureux.

JACQUES FLOCH > Je voudrais que ce soit un mariage harmonieux. Sinon, c’est le pouvoir solitaire ou bien la technocratie. J’ai été technicien dans mes fonctions professionnelles, j’ai travaillé à l’Insee pour le ministère de l’Agriculture, je proposais, mais la décision, elle est du ressort de ceux qui détiennent la légitimité pour la prendre. Bien sûr, on ne prend jamais la meilleure décision, on prend la moins mauvaise. Et puis je réclame le droit à l’erreur…

THIERRY GUIDET > Pas trop souvent quand même…

JACQUES FLOCH > Non, mais si vous ne faites pas d’erreurs, vous ne vous corrigez jamais. Je plaide donc pour un mariage heureux entre le technicien et le responsable politique. Je voudrais prendre un autre exemple du rapport entre savoir et pouvoir pour rebondir sur les propos de Christian Baudelot à propos des inégalités devant l’école. Les élus locaux ont une responsabilité en ce domaine. J’ai eu un prédécesseur dont l’épouse était directrice d’école. Lui, avait commencé comme apprenti maçon à 12 ans et avait passé son bac à 35 ans. Son épouse lui disait qu’on voyait tout de suite les familles où il y avait un Petit Larousse et celles où il n’y en avait pas. Aujourd’hui, on sait où il y a un ordinateur et où il n’y en a pas. Eh bien, il faisait distribuer des dictionnaires aux enfants qui n’en avaient pas et nous, dès 1984, nous avons introduit la micro-informatique dans les classes primaires de Rezé.

THIERRY GUIDET > Guy Lorant, je voudrais qu’on travaille maintenant sur un exemple précis : en 1990, peu après l’arrivée de Jean-Marc Ayrault à la mairie de Nantes, la Ville fait réaliser une importante étude par le cabinet Saatchi & Saatchi sur la vision que les Nantais ont de leur propre ville. De cette étude a découlé, sinon toute une politique, du moins toute une stratégie de communication. Comment les choses se sont-elles passé ?

GUY LORANT > Je voudrais d’abord revenir sur les définitions courantes de la politique qui conditionnent beaucoup la manière dont on aborde la question du rapport entre savoir et pouvoir. On peut concevoir la politique comme tout ce qui désigne l’acquisition, l’exercice et la pérennisation du pouvoir. On peut aussi concevoir la politique comme un projet. Bien sûr, tous les élus sont bien obligés de mélanger les genres, mais selon que le curseur est plus proche de l’élaboration du projet ou de la conservation du pouvoir, on n’est pas du tout dans la même situation. Dans un cas, on est dans ce qu’on appelle le marketing politique : beaucoup de marketing, très peu de politique. Vous trouvez des gens qui s’entourent énormément de sondeurs et autres spécialistes réels ou supposés qui sont là pour leur dire comment on garde le pouvoir. Dans le second cas, on s’entoure de gens qui peuvent vous aider à mettre un projet en œuvre.
Pour l’étude à laquelle vous venez de faire allusion, on se trouvait dans ce second cas. Jean-Marc Ayrault, élu en 1989, a un projet comme tout élu, qui a besoin d’être affiné. Il a une connaissance du terrain qui a aussi besoin d’être affinée. D’où l’idée d’une étude approfondie pour voir quel était le vrai potentiel de Nantes. Dans toutes les villes, il y a du potentiel auto-proclamé… Il s’agissait aussi d’étudier les représentations : on ne peut pas tenir un discours audible si l’on ne sait pas comment les choses sont perçues. Qu’a apporté l’étude ? C’est tout à fait ce que disait Jacques Floch à l’instant : elle a confirmé des intuitions ; elle en a infirmé quelques-unes, pas tant que ça ; elle a mis en évidence quelques pièges auxquels on n’avait pas pensé.
Après, la question est de savoir l’usage qu’on fait d’une telle étude. Pour moi, la politique, c’est de l’offre. On n’est pas élu le dimanche soir pour demander, le lundi matin, aux électeurs ce qu’on va faire. On peut leur demander comment on va le faire ensemble. Si on choisit un élu, c’est en raison de son offre politique normalement. On a parfois l’impression que les études, les sondages enclenchent des processus qui s’imposent d’eux-mêmes. Ce n’est pas vrai. Comment décoder un sondage ? Si un élu a 55 % d’opinions favorables à un an des élections, c’est un très mauvais score… Si on a un plus mauvais score sur les crèches que sur le tramway, il faut pondérer selon le nombre de gens qui utilisent les crèches et ceux qui prennent le tramway.
Je vais prendre un exemple de sondage qui me pose problème. Quand on demande aux habitants de Loire-Atlantique s’ils sont favorables au rattachement du département à la Bretagne, il y a une majorité de 75 %. Mais pourquoi n’y aurait-il pas une majorité ? La Bretagne a une image plus forte que celle des Pays de la Loire. Moi, on me demande ça, je réponds : pourquoi pas ? Le problème c’est de savoir ce qu’est un rattachement, ce que seraient ses conséquences par exemple sur la concurrence entre Rennes et Nantes… En revanche, si vous interrogez les habitants de Loire-Atlantique sur leurs préoccupations actuelles et que le rattachement à la Bretagne vient parmi les items qui sont en tête, là, oui, ça voudra dire quelque chose. Mais je ne suis pas sûr que ce sera le cas.

CHRISTIAN BAUDELOT > Notre débat est très intéressant parce qu’il illustre l’incompréhension totale entre nos deux positions. Ce n’est pas une critique, mais les scientifiques et les politiques font deux métiers différents. Les élus accordent une grande importance, et c’est normal, à ce que pensent leurs administrés. C’est une contrainte très forte dans votre profession. Nous, les chercheurs, nous sommes des irresponsables absolus. Et on le revendique hautement ! C’est pour ça que les conseillers du prince sont souvent déçus. Tout ce qu’ils peuvent dire sur la rationalité économique de telle mesure, ils s’aperçoivent vite que cela ne pèse rien, parce que le gouvernement ne peut pas, ne veut pas l’appliquer, parce qu’il est de droite, parce qu’il est de gauche… On a deux mondes différents.
Cela dit, il y a quand même des études qui peuvent trouver des applications. C’est vrai chez les sociologues, ça l’est encore plus chez les géographes. J’ai le souvenir, ici à Nantes, d’études sur la formation professionnelle, les lycées professionnels, l’apprentissage. Il y a eu des contacts étroits avec les chambres de commerce, les centres de formation, qui ont été très productifs. De ce point de vue-là, je ne revendique pas l’irresponsabilité totale. Simplement, il faut comprendre que le regard des scientifiques sur la réalité sociale est totalement indépendant du coût que peut représenter une décision. J’y tiens, tout en respectant la logique politique. Dans ce que vous disiez, monsieur Floch, j’ai été très intéressé par l’importance que vous accordez à l’histoire, à ce passé extrêmement présent dans la ville. Les sociologues, les statisticiens n’en tiennent pas assez compte.

JACQUES FLOCH > Nos métiers, enfin nos activités, sont différents, mais sont imbriqués. J’ai fait de la sociologie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Vous êtes bien obligé : vous travaillez pour les gens, donc vous ne pouvez pas rester dans votre tour d’ivoire, vous devez aller à la rencontre des gens, parler de leurs problèmes ou de leurs réussites. Tenez, prenons l’exemple du petit village de Trentemoult, une ancienne île, avec des rues dont la largeur permet tout juste de faire rouler une barrique. Un jour, un ingénieur des Ponts-et-Chaussées me dit qu’il faudrait faire un plan d’alignement. Mais si on fait un plan d’alignement, on rase Trentemoult ! L’Architecte des Bâtiments de France, lui, souhaitait qu’on uniformise la couleur des volets et des portes, mais il connaissait très mal l’histoire : tout le monde avait un bateau à Trentemoult, qu’on repeignait régulièrement, et ce qui restait au fond du pot, quelle que soit la couleur, servait aux volets. Ce sont de petites choses, mais ce sont des choses qui font la ville, qui font la vie.
Une grande décision à présent. Je vais vous en citer une. J’ai été le premier président de la Semitan, la société de transports publics de l’agglomération nantaise. On achète des bus neufs et on fait une enquête auprès des utilisateurs. Va-t-on mettre de la moquette dans les bus ? Pourquoi pas ? répond la majorité. Mais il y a une personne qui nous dit : moi, ce que je préférerais, c’est que le bus arrive à l’heure. C’est lui qui avait raison.
Quand Alain Chénard a décidé de construire le tramway à Nantes, on a embauché les meilleurs ingénieurs et techniciens capables de nous faire le tramway, mais si on avait interrogé les habitants de Nantes et de l’agglomération, eh bien, ce tramway, on ne le faisait pas.

THIERRY GUIDET > Prenons un autre exemple, d’une brûlante actualité : les banlieues. Il y a des masses de travaux, notamment de sociologues, sur la question. Et après ?

CHRISTIAN BAUDELOT > Depuis les années 1970, il y a eu en effet énormément d’études et d’enquêtes réalisées par des sociologues, des ethnologues, des urbanistes, des géographes, surtout à Lyon, Paris, Marseille. Le tableau est dressé, chacun sait que la banlieue est une bombe à retardement. Je me rappelle même les travaux menés quand Chaban-Delmas était Premier ministre. Il disait que les rapports des technocrates n’avaient aucun intérêt et qu’il voulait des enquêtes de terrain réalisées, comme il disait, par de « bons petits étudiants gauchistes ». Les alertes ont été lancées, mais tout cela est resté au fond des tiroirs. On a reproché aux chercheurs de noircir le tableau, d’être trop pessimistes. Dans ce domaine-là, vraiment, un immense boulot a été fait par les sociologues de tout poil et il est resté lettre morte.

JACQUES FLOCH > Pour la banlieue, celui qui trouve la recette et qui la revend, il fait fortune ! C’est un énorme problème dans nos sociétés : l’apport de populations venant de tous les horizons, le racisme latent, la concentration de populations avec les mêmes problèmes dans les mêmes lieux, concentration aussi de populations paupérisées… Je travaille également à Clichy-sous-Bois : 40 000 habitants, 110 nationalités, pas un commissariat de police ! J’ai rencontré des jeunes gens, diplômés, aptes à travailler, mais parce qu’ils viennent de Clichy et qu’ils sont teintés, il n’y a pas de boulot pour eux… À Clichy-sous-Bois, 45 % de la population de moins de 25 ans est au chômage. Après on dit : il faut qu’ils se tiennent tranquilles ! Il faut arrêter tout ça, repenser la ville, mais on n’a pas beaucoup de temps, on n’a même pas de temps du tout. Alors, c’est vrai, quand je reviens à Rezé, je me dis : Rezé, c’est bien. Mais ici, ça fait plus de soixante ans qu’on travaille sur ces problèmes-là […].

THIERRY GUIDET > Je voudrais qu’on arrive maintenant au troisième terme de notre débat : après le savoir et le pouvoir, le secret. Je me tourne à nouveau vers Guy Lorant. On décide généralement de communiquer sur les bonnes nouvelles, pas sur les autres. Je prends un exemple dans le dernier numéro de la revue Lieux communs, de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes. On a un article d’un ethnologue, Patrick Le Guirriec, qui parle d’un travail réalisé pour Rennes Métropole sur la mixité sociale. Son travail n’a pas été très bien reçu parce qu’il était politiquement incorrect. Les élus l’ont écouté, mais ont gardé le rapport sous le boisseau. C’est peut-être là qu’intervient le secret : on communique quand ça va dans le sens de ce qu’attend le prince ou de ce qu’on pense qu’attend la population, mais si ce n’est pas le cas ?

GUY LORANT > Toute institution communique pour valoriser ce qu’elle fait, pas pour attirer l’attention sur ce qui ne marche pas. Très franchement, le secret, je pense que c’est un faux problème. Dans une grande collectivité, tout se sait. Simplement, il y a des choses qu’on n’a pas intérêt à mettre rapidement sur la place publique. Quand on a fait venir l’École nationale du bois à Nantes, ç’aurait été une erreur de le crier sur les toits pendant les négociations. La vraie question, quand on parle de savoir et de pouvoir, n’est pas celle du secret, c’est celle du rapport de force entre l’élu et le conseiller. Si l’élu a une personnalité faible, s’il ne sait pas bien ce qu’il veut, il peut se faire bouffer par le conseiller. Le vrai risque, c’est celui de la technostructure, en amont, dans la manière de préparer, d’instruire, de présenter les dossiers. C’est là que le secret peut intervenir : il suffit qu’on dissimule une partie de la vérité. C’est là qu’on peut influer, de manière pas nécessairement honnête sur les décisions.
Ce qui fait la force d’un élu, c’est le jugement, la capacité à prendre la bonne décision au milieu des études et des conseils de toute sorte. Et il y a des décisions qui se prennent tout seul. On parlait du tram tout à l’heure, on pourrait parler de la base sous-marine de Saint-Nazaire : si le maire, Joël Batteux, n’avait pas mis son poids dans la balance, ça ne se serait pas fait.

THIERRY GUIDET > Si le secret n’existe pas, il y a bien des exemples d’instrumentalisation du savoir. Prenons un exemple nantais. Avec sûrement d’excellentes intentions, on a créé il y a quelques années un Prix de l’Édit de Nantes attribué à une personnalité méritante. Taslima Nasreen, par exemple, a reçu ce prix. Cela valorise évidemment l’image de tolérance qu’on veut donner de cette ville. Or, en réalité, c’est un tour de passe-passe. Henri IV n’a pas signé l’Édit à Nantes parce que c’était une ville tolérante ; c’est même le contraire. C’est parce qu’elle était à l’époque la ville la plus intolérante que le roi a imposé que la signature de l’Édit ait lieu ici. On est bien en présence d’un cas d’instrumentalisation du savoir à des fins de communication politique.

GUY LORANT > C’est plus complexe : cela relève du rapport entre l’histoire et la mythologie. Ce que vous dites est vrai, mais l’image qu’on se fait de l’Édit de Nantes reste attachée à la liberté. Voilà pourquoi Nantes l’a récupérée, de la même manière qu’elle récupère Jules Verne, lequel a passé la majeure partie de sa vie à Amiens et n’aimait pas beaucoup Nantes. Jusqu’où ce type de récupération est-il légitime ? Un ouvrage vient de sortir, Storytelling, qui explique comment toute une partie de la communication se fait en racontant des histoires, en faisant entrer les gens dans une histoire. Mais est-ce que les mythologies n’ont pas toujours existé ? Et n’est-il pas nécessaire que les gens adhèrent à des choses ? Alors, à partir de quand cela devient-il manipulatoire ? Dans le cas de l’Édit de Nantes, je ne pense pas qu’on puisse faire ce reproche ? Peut-être a-t-on tout simplement un peu trop tiré l’histoire à soi…

CHRISTIAN BAUDELOT > Chirac a fait toute sa campagne de 1995 sur le thème de la fracture sociale. C’est Emmanuel Todd, un de mes collègues, qui avait forgé cette notion. Chirac l’a reprise, captant ainsi une partie de l’électorat de gauche, même s’il l’a oubliée après. Je vais vous donner un exemple personnel. J’ai fait ma thèse sur l’évolution individuelle des salaires. J’ai pris 750 000 salariés dont j’ai suivi l’évolution année par année. À l’époque, c’était encore la croissance. J’obtenais des hausses de salaire individuel supérieures aux hausses de salaire moyen. Pourquoi ? Parce que vous avez des promotions individuelles et parce que partent chaque année à la retraite les salariés les plus anciens, les mieux payés, remplacés par des jeunes, ce qui fait baisser le salaire moyen. J’ai publié ma découverte dans des revues savantes. Quelle utilisation en a été faite ? Quelque chose que les syndicats abhorrent maintenant et qu’on appelle le G.V.T., c’est-à-dire le glissement vieillissement technicité. Et moi, je suis à l’origine de ça…

THIERRY GUIDET > Félicitations !

CHRISTIAN BAUDELOT > Non, mais je n’y peux rien ! Des gens tout à fait malins ont compris qu’il fallait tenir compte de ma découverte pour mieux mesurer l’évolution du pouvoir d’achat. Ça a été totalement hostile à mon camp !

GUY LORANT > Nous vivons dans une société quand même un petit peu compliquée. Quand on se demande d’où l’on vient, on est confronté aux remises en cause de l’histoire. Quand on se demande qui on est, on cherche en vain des points de repère. Quand on se demande où l’on va, on est confronté à la globalisation et on n’est pas forcément rassuré. Il y a une demande de référents. N’est-ce pas là aussi une fonction de la politique ? N’a-t-elle pas à toucher au pouvoir symbolique ? La question, évidemment, est de savoir comment. Quand on nous dit « travailler plus pour gagner plus », on est aussi en présence de la construction d’un mythe… La vraie difficulté est de savoir si on crée une adhésion légitime ou si l’on tombe dans la manipulation. La ligne de partage n’est pas simple. Quand on met une statue sur une place publique, qu’est-ce qu’on fait ? On ne la choisit quand même pas par hasard…

THIERRY GUIDET > Donc la vraie trinité n’est pas : savoir, pouvoir, secret, mais : savoir, pouvoir, mythologies. Mythologies au sens de Roland Barthes.

GUY LORANT > Oui, on peut dire ça.

JACQUES FLOCH > Vous savez, dans la gestion municipale, il n’y a pas de secret. Tout se sait rapidement. Cela dit, un maire qui fait bien son boulot doit toujours avoir dans ses tiroirs trois ou quatre projets d’avance dont il ne parle à personne. Quand j’étais maire de Rezé, j’avais un projet d’avance : l’hôtel de ville. Il fallait construire quelque chose, on en parlait depuis des années. Et moi je voulais que ça reste au bourg de Rezé. Pourquoi ? Toujours l’histoire. Il y avait les quatre pouvoirs au bourg de Rezé sur la même place : les bureaux du seigneur de Rezé, l’église, l’école, le bistrot. Encore fallait-il vendre l’idée… Alors, on l’a divulguée par petits bouts en commençant à dire : eh bien, il faudrait chercher un endroit, et petit à petit, on a amené tous ceux qui se posaient la question à dire comme nous. Et on a gagné. […] C’est là que le poids politique du maire est déterminant pour faire passer des projets forts.




Les questions de la salle

> J’ai enseigné l’urbanisme à la faculté de droit pendant 35 ans et je voudrais qu’un débat contradictoire naisse à partir des réflexions assez consensuelles qu’on a entendues jusqu’à présent. Je ne suis pas du tout certain que le fait de savoir entraîne des décisions rationnelles. Le réchauffement du climat en est un exemple. Avant d’enseigner, j’étais l’un de ces techniciens travaillant sur l’aménagement du territoire. Nous avions préconisé la création d’un transport en site propre entre Nantes et Saint-Nazaire pour réduire la progression prévisible du trafic automobile. Ne voulant pas tomber dans le travers des technocrates, nous avions fait trois propositions différentes pour que les décideurs puissent juger. Avant même que nous ayons bouclé notre document préparatoire, Olivier Guichard, qui disposait, à l’époque, du pouvoir réel dans cette région, a été absolument horrifié et nous a obligés à supprimer cette hypothèse.

JACQUES FLOCH > Les techniciens auraient eu la possibilité de mettre leur proposition sur la place publique, mais ils auraient été inaudibles. À l’époque, la bagnole régnait en maître. Dans l’agglomération nantaise, on avait supprimé le tramway et on faisait des pénétrantes. Je me rappelle, en 1971, j’avais osé poser la question à André Morice, le maire de Nantes : mais que va-t-on faire de toutes ces voitures qui ont utilisé les pénétrantes, une fois qu’elles seront arrivées dans le centre de Nantes ? Et il m’a répondu que ce n’était pas un problème. On aurait posé la question au citoyen ordinaire, il aurait répondu : faites en sorte que ma bagnole roule ! Être en avance sur l’histoire, c’est important, mais ça conduit au bûcher. Il faut être à l’heure, c’est le rôle des élus.

> Il y a un autre aspect qu’on n’a pas évoqué dans la décision politique, c’est ce que j’appellerai les affinités électives, les sympathies politiques. Des choix sont effectués pour faire davantage plaisir à ses amis qu’à ses ennemis politiques. Je prendrai un exemple dans chaque camp : le lycée du Sud Loire s’est installé à Vallet alors que, pour les experts, Clisson était le site idéal ; l’installation du complexe cinématographique Ciné ville à Saint-Sébastien a suscité une très forte opposition de la part de la ville de Nantes, alors que le Sud Loire avait bien besoin de cinémas. On peut aussi penser, mais je jette peut-être le bouchon un peu loin, que, pour le tramway, les villes de gauche sont plus favorisées que les villes de droite dans l’agglomération nantaise.

JACQUES FLOCH > Les élus sont comme tout un chacun, avec des amitiés et des inimitiés. Et ils ont le droit de mettre en accord un certain nombre de leurs choix avec leur volonté politique. Je suis membre du Parti socialiste, j’ai essayé de lire Marx, et puis quelques grands écrivains… Je me retrouve plutôt dans un socialisme humaniste en disant que la ville doit être faite d’abord pour les habitants, que les habitants doivent trouver le bonheur en ville. Diderot a écrit de très beaux textes sur la ville où il dit qu’elle peut apporter le bonheur en plus. Ça me suffit comme ligne de conduite politique. Après, qu’il y ait de petits arrangements… Mais, vous savez, quand on est élu, on n’est pas nécessairement un maffioso.