janvier-février 2016

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initiatives urbaines
À Marseille,
l’ombre du pont transbordeur
sur le Vieux-Port

Résumé > Reconstruire au-dessus du Vieux-Port de Marseille le pont transbordeur détruit par les Allemands à la fin de la Seconde Guerre : soutenu par des élus, l’architecte nantais Paul Poirier est en tête de ligne dans une affaire qui semble bien engagée. Même si rien n’est jamais simple dans la cité phocéenne.

Texte > Franck Meynial


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L’histoire se répétera-t-elle? Au Bar de la Marine sur le Vieux-Port de Marseille, Escartefigue se plaignait en ces termes, au début des années 1930, d’une farouche concurrence: «C’est le pont transbordeur qui me fait du tort. Avant qu’ils n’aient bâti cette ferraille, mon bateau était toujours complet. Maintenant, ils vont tous au transbordeur… C’est plus moderne que le fériboite, et puis ils n’ont pas le mal de mer.» Quatre-vingt-cinq ans plus tard, Pagnol n’a jamais paru aussi jeune et son Marius aussi moderne.
De la littérature à la réalité, il n’y a peut-être qu’un pas au-dessus de la mer qu’une poignée de lobbyistes rêvent de franchir à nouveau au nom du modernisme et du tourisme. Car ces deux nouvelles mamelles du Marseille du 21e siècle – rompant avec les traditions souvent conservatrices de la plus ancienne ville de France – donnent des ailes à cette cité de 880 000 âmes. Baignée de lumière 300 jours par an et située à proximité immédiate du seul parc national à la fois terrestre, marin et périurbain d’Europe, la capitale provençale et ses majestueuses calanques sont aussi gangrenées par le chômage et touchées par la violence d’une délinquance dont les règlements de compte lui valent trop souvent la Une de l’actualité nationale.
Pour riposter au “Marseille bashing” si souvent décrié, décision a été prise au milieu des années 1990 de changer de braquet en s’appuyant sur plusieurs leviers. Avec en premier lieu la concrétisation d’une initiative de l’État et des collectivités territoriales nommée Euroméditerranée. Soit la plus grande opération européenne de rénovation urbaine sur 480 hectares destinée à créer du développement économique, social et culturel.
Pour accompagner ce mouvement, la ville s’est aussi investie en candidatant puis en obtenant en 2013 le titre de Capitale européenne de la culture. Ainsi 10
millions de visiteurs ont participé cette année-là aux grands événements mis en place, découvrant des pépites dont le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) est certainement l’emblème. Premier musée national ouvert par l’État en dehors de la région parisienne pour recevoir les collections du Musée national des arts et traditions populaires fermé en 2005, ce gros cube en dentelle ferrée bâti par l’architecte Rudy Ricciotti est immédiatement devenu le symbole du «Marseille qui gagne», renvoyant même à ses chères études le pourtant très réussi Nouveau stade vélodrome et ses 67000 places couvertes rénové en vue de l’Euro 2016. Avec près de 2millions de visiteurs pour sa première année de fonctionnement, ce musée a à la fois réussi à réconcilier les autochtones avec leur bord de mer et à conquérir le cœur des touristes qui le plébiscitent. Avec parmi eux les 1,5million de croisiéristes qui représentent désormais une manne financière sans précédent pour le premier port français.

«Une grande ville
doit se doter d’objets monde
»
La fin justifiant les moyens, la cité phocéenne rêve désormais d’autres têtes de gondole pour asseoir sa nouvelle position stratégique. C’est précisément là que commence l’histoire du pont transbordeur. «L’idée vient de moi. Elle part d’une logique simple de développement quand j’ai été élu en 1995 avec Gaudin. Pour faire simple, si elle veut aller de l’avant, une grande ville doit se doter d’objets monde. Cela a été fait avec le Mucem puis le stade rénové que j’ai poussés. Mais pour aller plus loin, il faut continuer. D’où l’idée de se servir du passé. C’est ce qui est arrivé lorsque des étudiants d’une école d’architecture ont fait en 2002 le projet d’un nouveau pont transbordeur avant qu’un projet bien ficelé ne nous soit proposé par l’architecte nantais Paul Poirier», se remémore le député européen Renaud Muselier, ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères sous Chirac, ex-premier adjoint du maire Jean-Claude Gaudin et premier président d’Euroméditerranée, dont le rêve est d’offrir à Marseille une entrée de port aussi saisissante que «celle de Sydney avec son Opéra». Toujours proche du premier magistrat, Renaud Muselier qui s’est un temps éloigné de la politique avant de revenir petit à petit aux affaires – il menait la liste Les Républicains dans les Bouches-du-Rhône aux élections régionales de décembre – pense tenir là une nouvelle clé stratégique. Il faut dire que cet enjambement des flots entre les deux forts historiques Saint-Nicolas et Saint-Jean ne manque pas de sel sur le papier, au cœur d’un site minéral où la sacro-sainte voiture a été bannie du plan de rénovation du Vieux-Port en phase d’achèvement. Cela même si on est bien loin du concept reliant les deux rives du port, de la Tourette au Carénage, inauguré le 24décembre 1905.
Construit en acier par l’ingénieur Ferdinand Arnodin, ce pont devenu rapidement une attraction effectuait 250 traversées payantes par jour sur une nacelle suspendue. Avec un tablier à 53 mètres de hauteur sur lequel un restaurant panoramique offrait une vue imprenable sur la grande bleue. Interdit de fonctionnement en mars
1944, ce pont fut soufflé la même année par une charge explosive allemande et l’un de ses pylônes s’effondra. Définitivement détruit le 1erseptembre 1945, peu de Marseillais se souviennent de ce monstre de fer. Mais ils sont quelques-uns à imaginer son retour. Parmi eux figure Loïc Fauchille, ex-directeur du Sofitel et du Syndicat national des hôteliers. Devenu récemment directeur général du groupe hôtelier Maranatha, il milite férocement pour que le projet prenne forme rapidement: «Marseille a bien relevé son image mais ne développe que 10% de son immense potentiel. Le tourisme incarne le changement et la mer est son porte-drapeau. Il faut donc une zone touristique de mer, avec un parc d’attraction, un club de la mer, un aquarium, et bien entendu ce pont transbordeur pour relier l’ancienne et la nouvelle ville. Et ensuite pourquoi pas un casino en haut et encore un téléphérique qui partirait d’un pylône pour rejoindre Notre-Dame-de-la-Garde», ambitionne-t-il avant de monter rapidement, comme à Nantes, l’association Les Transbordés. «Je suis à fond pour un objet comme celui-ci. Il a existé, tout le monde est allé dessus et y retournera le cas échéant. Si on me demande mon avis, je suis très positif», enchaîne Jean-François Suhas, le nouveau président du Club de la croisière qui associe depuis 1996 La Chambre de commerce, la Ville, le Grand port maritime et nombre de partenaires.

«C’est idiot de vouloir refaire l’histoire»
Le pari est-il pour autant gagné? Le journal local La Provence, qui a eu vent d’une réunion en octobre entre l’architecte annonçant pourvoir autofinancer le pont et le maire, a jeté de l’huile sur le feu en sondant les internautes (1464 votes). Ces derniers y sont favorables à 61%. L’occasion pour Jean-Claude Gaudin, quelques jours plus tard en plein conseil municipal, de rappeler que «si ça coûte à la ville, il ne se fera pas». Du côté de l’opposition PS représentée par Stéphane Mari, l’idée paraît saugrenue: «C’est une gageure d’amortir 70millions d’euros comme le dit l’architecte. Et illusoire de penser qu’on ne touchera pas à l’argent public. On voit ce que ça donne avec le partenariat public-privé du Vélodrome qui coûte de l’argent aux Marseillais. D’autres solutions existent comme celle d’un téléphérique urbain à 19millions d’euros, un projet bien plus réaliste pour un opérateur urbain. Tout cela est une idée fixe de Muselier qui nous parle de son opéra de Sydney depuis vingt ans. C’est idiot de vouloir refaire l’histoire, j’ai bien regardé les cartes postales et ce pont est totalement inesthétique.»
Même son de cloche du côté de l’architecte local Renaud Tarrazi. Plus il réfléchit à l’idée plus il la repousse
: «Je suis sceptique, ça fait gadget alors qu’à l’époque il était très fonctionnel. Comme urbaniste, je pense que c’est une erreur, contrairement à des objets réussis comme le Mucem ou l’ombrière sur le quai des Belges. En plus de cela, la vue sera moins belle là-haut comme c’est le cas depuis la Tour Eiffel qui n’est jamais plus belle que quand on la regarde de loin. Mais pas du haut du troisième étage. Même si je ne suis pas tellement pour la démocratie participative, car les élus doivent faire leur boulot, je pense que sur ce sujet, il serait intéressant de faire un référendum car cela ne figurait pas dans le programme électoral.»
Initiateur du concept présenté voici cinq ans au nom de la Nantaise des ponts et pylônes international qu’il anime avec les ingénieurs Timothée Paulin et Xavier de Champs, l’architecte nantais Paul Poirier est résolument confiant quant à une issue favorable. «
J’ai confiance à 300% en mon bébé, c’est un super-produit dans la renaissance de Marseille», claironne-t-il en annonçant pouvoir le livrer en 2020 à l’issue de deux années de construction, «en fonction de la durée de la phase administrative». Et d’ajouter que son équipe et lui-même sont «des experts munis de brevets qui avons vu différents concessionnaires et les financiers qu’il a fallu convaincre avec un vrai business plan». Pour rembourser «sur dix à vingt ans» les 70millions d’euros nécessaires aux travaux, à raison de montées payantes pour 1million de visiteurs en sus des passages des véhicules, le quinquagénaire (57 ans) a tout imaginé en observant ce qui se fait ailleurs. Soit douze ou treize ponts dans le monde comme à Bilbao, jamais démoli et classé à l’Unesco, Newport (Pays de Galles) ou Rochefort où la circulation n’est qu’anecdotique. Mais il jure que sa vision pour Marseille est totalement unique: «Il y aura deux niveaux avec une rue aérienne sur le tablier haut de 2000 mètres carrés pouvant accueillir 1000 personnes pour des séminaires ou des dîners de gala à 60 mètres de hauteur avec vue sur le Frioul, le port ou Notre-Dame-de-la-Garde. Avec bar, restaurant et produits dérivés. Ce sera un endroit unique que les Marseillais, qui paieront moins cher, auront plaisir à montrer à leurs amis», déroule Paul Poirier, convaincu de la faisabilité du projet et, semble-t-il, conforté dans son idée par son entrevue avec Jean-Claude Gaudin qui dit aujourd’hui officiellement que «le transbordeur est une possibilité». «Le maire a dit ok pour le principe si on ne met pas d’argent public, en me demandant de faire le nécessaire pour mettre en route l’appel d’offres», affirme de son côté l’adjoint délégué aux grands projets Gérard Chenoz. Lequel a désormais pour instruction de lancer l’opération «pour un projet dont le modèle économique me semble valable». «Mes équipes y travaillent», conclut-il cependant en gardant une certaine réserve quant aux résultats de l’appel d’offres: «Après tout, quelqu’un peut bien proposer de mettre une barge à la place!». Une barge peut-elle concurrencer un mastodonte? C’est un peu l’histoire du pot de terre contre le pot de fer illustrée à la sauce marseillaise par un Ferry Boat sans cesse moqué pour son manque de fiabilité. Dernièrement inopérant en raison d’un problème d’organisation du personnel de la ville, sa gestion devrait être confiée tout prochainement à la communauté urbaine et à terme à la Métropole. Mais même s’il devient enfin pérenne, pas sûr que s’il l’observait quatre-vingt-cinq ans après à l’ombre d’un enjambement ultramoderne du Vieux-Port, Escartefigue changerait d’avis sur les performances du Ferry Boat par rapport au pont transbordeur. Et si l’histoire se répétait? n


FRANCK MEYNIAL est journaliste au quotidien
La Provence.