Place publique #6
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Dossier : Le pouvoir des maires


Les maires ont secoué la tutelle de l’État

Texte > Goulven Boudic



Résumé > Longtemps les communes ont été maintenues sous tutelle par le pouvoir central. Elles ne pouvaient être un lieu authentique d’exercice politique. Un tournant important s’est produit à la fin du 19e siècle avec l’apparition du « socialisme municipal » : comment gérer une ville au profit des plus pauvres sans attendre le Grand Soir ? Aujourd’hui, les maires, notamment ceux des grandes villes, sont devenus des acteurs politiques de premier plan. On ne leur demande plus tant de négocier habilement avec l’État que d’incarner leur ville, d’en construire le récit. Et cela n’en fait pas nécessairement des monarques municipaux.

La France, pays des libertés communales ? A priori, l’idée se tient, malgré des réalités plus nuancées. Elle expliquerait l’attachement des Français à leur cadre communal, et viendrait par exemple expliquer les résistances aux tentatives de rationalisation, dont l’échec, dans les années 1970, a abouti à cette situation : notre pays compte à lui seul autant de communes que l’ensemble des autres pays européens – avant l’élargissement. Elle contribuerait également à expliquer que, dans un contexte de « crise politique » et de défiance généralisée à l’égard du personnel politique, la figure du maire soit l’une des seules qui échappe régulièrement au jeu de massacre.
Pourtant, Tocqueville, en 1856, déjà, dans L’Ancien Régime et la Révolution, avait souligné combien l’Ancien Régime avait rogné les autonomies locales, et combien la Révolution avait poursuivi dans cette voie de la centralisation. Des historiens du fait urbain comme Louis Chevallier ou Bernard Lepetit ont de leur côté démontré que le modèle de la ville médiévale et la figure du bourgeois maître en sa cité n’étaient plus guère que des mythes dès le début du 17e siècle 1.
Certes, on continue à présenter la grande loi municipale de 1884, qui constitue en matière d’organisation des communes, l’apport essentiel de la tradition républicaine, comme l’illustration de l’attachement de la République au fait communal. Que ce régime ait connu une telle longévité, jusqu’aux modifications de 1981-1983, n’y est pas pour rien. Mais, là encore, il convient de nuancer le tableau. L’élargissement du suffrage en amont n’est pas si neuf que cela. Christine Guionnet a suggéré dans une recherche décisive à quel point les modes de sélection des électeurs s’étaient assouplis dès les élections de la Monarchie de Juillet, en 1831, au point de ne pas reculer devant l’expression de « quasi-suffrage universel » 2. Quant à l’élection du maire, désormais élu par son conseil et non plus désigné par l’autorité centrale, elle est acquise en 1882, avant d’être confirmée en 1884.
Pourtant, malgré ces avancées et la stabilité de ce cadre législatif pendant près d’un siècle, il paraît difficile de défendre le mythe d’une « République des communes ». La Troisième République n’a pas consacré la politique à l’échelon local. Elle l’a en fait sévèrement encadrée.

La commune à l’âge de la minorité
Deux raisons viennent ici se renforcer l’une l’autre, dans une cohérence assez redoutable. La première idée est que le local n’est pas « politique » ; la deuxième, que le local ne peut en aucun cas être autonome. Ce deuxième point éclaire d’un jour différent la référence républicaine aux « libertés locales », tant vantées, mais d’une manière largement mythique. Le local est en effet sous tutelle, et il l’est d’autant plus qu’il ne cesse d’être cantonné dans l’infra-politique, entre privé et administration. Il n’y a pas et ne peut pas y avoir, ni pouvoir ni gouvernement local.
La commune apparaît en effet tout d’abord comme une donnée naturelle et parfois même comme une organisation de type quasi-familial 3. « La commune n’est pas une création de la loi, elle est née de la nature des choses », plaidait De Marcère, rapporteur de la loi de 1884 sur l’organisation municipale 4. C’est un corps naturel, et non artificiel, politique. On la considère bien comme une association privée, comme une organisation de type domestique. De là sa démocratisation, rendue d’autant plus aisée, acceptable que la commune reste cantonnée dans cette conception domestique de ses tâches. Comme l’écrivait Olivier Guichard en 1976 dans le rapport « Vivre ensemble » : « Les collectivités s’administrent ; elles n’administrent pas les Français. La nuance est essentielle. La Constitution ne dit pas et ne veut pas dire que les citoyens s’administrent librement par leurs conseils élus dans le cadre des collectivités territoriales. Elle se borne à dire que les collectivités s’administrent librement, et elle se garde de définir les collectivités. On comprendra toute l’efficacité restrictive que cette terminologie peut avoir, si l’on se rappelle qu’à l’origine, la paroisse puis la commune sont des institutions faites pour gérer la propriété collective d’une communauté de paysans : bois, vaines pâtures, chemins, foirail, fontaine, église ; que le département, en tant que collectivité est né pour la gestion d’un parc immobilier administratif. À la limite, la Constitution serait respectée si les communes et les départements n’administraient guère que leur domaine privé ».
De là aussi la conjuration du politique, qui se lit dans la loi de 1884 : il est par exemple interdit aux conseils municipaux, non seulement de prononcer vœux et adresses, mais encore de se « mettre en communication avec un ou plusieurs conseils municipaux » (art. 72 de la loi du 5 avril 1884), ce qui aurait pour conséquence la possibilité d’alliances élargies, potentiellement concurrentes du pouvoir central ou préfectoral. C’est la même raison qui pousse à ne pas élire de maire à Paris avant 1977.
De là encore une conception des élections municipales comme élections administratives et non pas politiques, comme le précise De Marcère en 1884 : « Ce que vous avez à nommer, ce ne sont pas des députés, c’est-à-dire des législateurs, mais des conseillers municipaux, c’est-à-dire des administrateurs » – des administrateurs de biens privés en quelque sorte, les biens de la commune, les fameuses « affaires de la commune », dont on proclame donc qu’elle en a la « pleine administration » – en tout cas, tant qu’elle ne fait pas de politique. « Les corps municipaux ne peuvent, ne doivent pas s’occuper de politique », explique encore de Marcère pendant l’un des débats préparatoires à l’adoption de la loi. « Les élections cantonales sont des élections purement administratives », dira, comme en écho, Alain Peyrefitte, en 1973, dans un contexte où il s’agissait pour un membre du gouvernement d’éviter de considérer la défaite de la majorité comme politiquement signifiante. Et parce que, cantonnés à l’administration, les communes, mais aussi les départements, voient leur contentieux électoral tomber dans l’escarcelle des tribunaux administratifs, alors même qu’élections législatives et sénatoriales relèvent du Conseil constitutionnel – au nom de la maxime fondatrice de la justice administrative en France, selon laquelle « juger, c’est encore administrer ».

Le spectre de l’anarchie
Cette conjuration du politique et ce cantonnement dans un rôle tantôt privé, tantôt purement administratif s’articulent à une conception hiérarchique de la relation État-local, comme le suggère de Marcère : « La commune a des intérêts collectifs de propriété, de sécurité, de salubrité, de police, qu’elle peut gérer à son gré. Elle a des intérêts moraux auxquels elle doit pourvoir. Elle a besoin de ressources qu’elle a la faculté de créer. En un mot, elle a la pleine administration de ses affaires. Mais quelque libre qu’elle soit dans la sphère de son activité, elle est comme toutes les autres personnalités morales ou individuelles, soumise aux lois générales de l’État, et elle ne pourrait les enfreindre sans exposer la France à retomber dans un véritable état d’anarchie. En ce sens, les communes sont sujettes et, comme telles, elles sont soumises à la surveillance des pouvoirs publics ». Car, tel est bien en apparence, l’enjeu qui justifie leur mise sous tutelle et que traduit la nécessité de la surveillance préfectorale.
Ce qui se joue ici, ce n’est toutefois pas seulement la crainte de l’éclatement du territoire, celle d’une éventuelle dislocation de la norme, ou celle d’une inégalité entre les territoires, c’est plus profondément la crainte que, le politique surgissant dans les communes, du fait même du recours à l’élection, les électeurs ne soient tentés par des formations ou des courants mettant en avant la capacité de la commune à répondre et à apporter une satisfaction à certains de leurs besoins ou de leurs revendications.
La crainte qui figure derrière tout cela, portée par le « républicanisme libéral », c’est celle d’une extension potentiellement infinie – du moins le croit-on et l’affirme-t-on – du domaine politique et donc du domaine des politiques publiques 5. Cette préoccupation qui débouche sur l’encadrement strict des communes s’exprime alors même qu’a été abandonné le système qui faisait participer les contribuables les plus imposés de la commune aux délibérations du conseil municipal pour les questions d’emprunt ou la levée d’un nouvel impôt – procédure dite « d’adjonction » des plus imposés, posée en 1818, réaffirmée en 1837 avant d’être abandonnée en 1882.
Ce dispositif n’est en effet plus tenable du fait de l’universalisation du suffrage, qui interdit désormais toute entorse trop visible à l’égalité. Mais l’affirmation de la tutelle est d’autant plus importante que la crainte d’une dérive « municipaliste » ne peut plus être conjurée par le recours aux angoisses fiscales des plus imposés. Même si, sur ce point, le juge administratif peut aussi venir en aide au préfet et au pouvoir central, lorsqu’il estime par exemple que sont recevables et fondés des recours de contribuables contre des décisions de conseils municipaux jugées illégales car engageant des dépenses. Un éminent juriste républicain comme Hauriou insiste alors sur la nature civile de la commune, qui permet cette distinction de l’électeur et du contribuable – séparation impossible au niveau national, où la confusion des deux est justement indissociable de l’idée démocratique.
L’idée sous-jacente dans le raisonnement libéral est bien celle-là : « Les assemblées locales sont dépensières parce qu’elles ont des clientèles électorales à satisfaire ». Et, le fait est bien connu, les clientèles les plus nombreuses sont aussi les plus « corruptibles » : elles se recrutent parmi les pauvres…

Le socialisme municipal
Dans une large mesure, l’histoire validera cette crainte d’une politisation du local et d’une intervention croissante des municipalités dans des secteurs de compétences que le législateur avait entendu exclure. L’évolution des pratiques municipales au tournant des 19e et 20e siècles confirme rétrospectivement la fragilité des digues dressées face à la montée en puissance, tant locale que nationale, de formes nouvelles de providence sociale.
La neutralisation du local ne résiste guère en effet à la politisation du conflit de classes que symbolise, malgré ses divisions internes, la structuration du mouvement ouvrier. Les élections municipales de 1892 et, surtout, celles de 1896 traduisent la poussée électorale d’un mouvement socialiste dont les animateurs, dans l’attente du grand soir révolutionnaire, se trouvent en position de gouverner de nombreuses municipalités. Que faire d’autre, dès lors que l’on accepte la logique électorale, et que les électeurs décident de vous désigner ? Certes, la gestion municipale n’occupe pas toujours la même place dans le projet politique. Pour les uns, la gestion municipale débouchera nécessairement sur un échec. Elle n’est en ce sens qu’une étape sur le chemin vers la révolution : elle doit faire apparaître l’indispensable nécessité d’une conquête du pouvoir central. Mais pour les autres, parmi lesquels figurent les « possibilistes », la gestion municipale peut être autre chose qu’un intermède : le temps de l’innovation, la preuve du sérieux, mais aussi et peut-être surtout, une occasion décisive de soulager la misère ouvrière 6.
Transports, logement, hygiène et santé publique, écoles et éducation populaire : dans tous ces secteurs se mettent en place des interventions municipales, en même temps que se mettent en place les premiers réseaux d’élus, censés assurer une circulation des informations et une diffusion des « bonnes pratiques ». Mais l’État veille, par le biais des préfets et du juge administratif. Le gouvernement républicain tente ainsi en 1892 d’interdire la première réunion des « municipalités socialistes », au nom de la loi de 1884 qui interdisait la mise en relation directe d’assemblées de même nature. Le congrès se déroule malgré tout en 1893, mais doit se tenir dans un lieu privé, et non dans la salle publique que la municipalité (socialiste) de Saint-Ouen envisageait de prêter. De nombreuses initiatives sont également contrecarrées, soit que l’État refuse les moyens fiscaux de leur mise en place, soit qu’il fasse constater par le juge administratif l’incompétence des municipalités interventionnistes, au nom, par exemple,n du respect dû – déjà… – à la liberté du commerce et de l’industrie 7.
L’évolution de la jurisprudence dit bien d’ailleurs le rôle majeur du juge administratif, certes garant de la loi, mais aussi interprète parfois réticent des évolutions de l’esprit du temps 8. Hostile à la mise en place de services publics locaux, il n’assouplit que progressivement sa position, bien après que la loi elle-même leur a pourtant reconnu, dès 1926, une base juridique. On mesure le chemin parcouru par la justice administrative à la lecture d’une décision plus récente, qui autorise la subvention municipale à un débit de boisson, au motif que le café existant déjà dans le village n’offre aucune sécurité quant à ses horaires d’ouverture… 9
Plus globalement, l’assouplissement très prudent de la jurisprudence s’inscrit dans le contexte général de la montée en puissance de l’État-providence, qui n’hésite d’ailleurs pas à l’occasion à « nationaliser » des politiques expérimentées au plan local, à la mise en place desquelles il avait pu s’opposer dans un premier temps 10.
Car l’État demeure soucieux de ses prérogatives et, s’il autorise ou tolère parfois l’innovation, c’est bien lui qui reste maître du jeu, intervenant en pratique dès qu’il estime que des limites sont franchies.

Le jacobinisme apprivoisé
Peut-on pour autant ignorer le local ou le cantonner à un rôle limité ? En d’autres termes, faut-il sacrifier au discours convenu de la chape de plomb jacobine ? Il convient ici de distinguer l’idéologie des pratiques, et de constater que, longtemps, les sciences sociales ont considéré le « local » avec un mépris parfois explicite, au nom de cette croyance dès lors confortée dans l’emprise d’une culture centralisatrice. Ici encore, le point de vue eût mérité la nuance. Car, l’examen concret du rapport entre le local et l’État, dans ce contexte apparent de centralisation, laisse apparaître des pratiques, silencieuses et discrètes, très éloignées des lignes de fracture des débats idéologiques entre « girondins » et « jacobins ».
Dans les années 1960 et 1970, plusieurs sociologues, dont Jean-Pierre Worms, futur rapporteur des lois de décentralisation, et surtout Pierre Grémion insistent sur ce décalage qui passe trop souvent inaperçu entre les discours, les postures idéologiques et les pratiques11. Loin de correspondre à l’image si souvent rebattue d’une tradition centralisatrice, les comportements réels font apparaître ce que Pierre Grémion appellera avec bonheur un « jacobinisme apprivoisé », fait de transactions, d’éventuelles dérogations à la règle générale, de négociations permanentes, au niveau local, entre les élites politiques (les « notables ») et les représentants de l’État. Il existe donc bien une forme de pouvoir local, qu’il désignera sous l’adjectif de périphérique, non pour signifier sa marginalité, mais pour suggérer son caractère intersticiel, relationnel et informel.

Du pouvoir périphérique à la décentralisation
C’est assez largement cette coalition des notables et du pouvoir préfectoral qui fera échouer la timide réforme régionale de 1964. Car dans cette relation informelle, chacun trouve finalement son compte, et notamment les maires des grandes villes qui bénéficient de leur position d’interlocuteur privilégié du pouvoir central. Notons ici au passage que, dans le cursus honorum de l’après-guerre, et jusqu’à la décentralisation, les carrières peuvent tout à fait se construire de manière « descendante ». Il est fréquent que les mandats municipaux viennent ainsi sanctionner des positions nationales préalablement acquises par le biais partisan. Le parachutage est une donnée évidente, qui permet au postulant de faire valoir et de fructifier sa fréquentation, sa connaissance et son insertion dans les sphères de l’État – car là est le pouvoir 12.
Mais ce système, s’il semble triompher des velléités modernisatrices du pouvoir gaulliste (et encore en 1969, à l’occasion du référendum sur la régionalisation…), se révèle de plus en plus fragile. Suprême ironie de l’histoire, on peut même suggérer que, dans la défaite à venir des « notables » du pouvoir périphérique, c’est indirectement le gaullisme, ou en tout cas une certaine conception de l’État, qui triomphe. Car l’accompagnement et l’impulsion par l’État de l’urbanisation des années 1960, les tentatives de rationalisation et de planification urbaine suscitent des réactions dans ce que l’on a coutume d’appeler les « nouvelles couches urbaines ». Habitat collectif, grands équipements, rocades et pénétrantes, villes nouvelles : les grands programmes décidés d’en haut se succèdent, marqués par l’activisme de quelques figures de « grands serviteurs de l’État » comme Paul Delouvrier. Or, si les « notables municipaux » font valoir leurs positions et leurs entrées dans les ministères pour obtenir le bénéfice de telle ou telle opération, ils vont se trouver rapidement en butte aux résistances et aux réactions des populations urbanisées. La ville en train de se construire devient un enjeu politique et les habitants se mobilisent pour être associés, informés, consultés. La revendication de « démocratie locale » se développe et se met éventuellement en scène, comme à Hérouville-Saint-Clair ou à Grenoble, qui deviennent au cours des années soixante des « villes-références », à travers l’action notamment des GAM (Groupes d’action municipaux) 13. Certes, l’invocation de la « démocratie locale » vise et remet en cause directement le dirigisme et le volontarisme étatique – et en ce sens, elle s’articule assez bien avec la remise en cause, très « deuxième gauche », du jacobinisme. Mais, elle fait aussi des victimes collatérales, en disqualifiant, parmi les notables municipaux, tous ceux qui escomptaient maintenir un système et une gestion fondés sur l’échange informel et une bonne dose d’opacité.
C’est ce mouvement que viennent sanctionner les élections municipales de 1977, dont on a eu l’occasion de souligner l’importance en tant que moment charnière, non seulement dans l’histoire de la gauche française, mais aussi dans l’histoire du local et de la relation local-national 14. Car l’évolution politique qui met en scène une nouvelle génération d’élus, démarrant leur carrière par le niveau local, trouve sa concrétisation juridique dans le mouvement de décentralisation des années 1981-1983, qui peut apparaître comme une rupture mais aussi comme le couronnement logique de cette montée en puissance des nouveaux maires urbains.

Monarque ou animateur ?
La combinaison des évolutions politiques et juridiques autorise et renforce la production d’une nouvelle figure du maire.
On a ainsi abondamment parlé de l’advenue d’un maire bâtisseur. Encore faudrait-il nuancer sur ce point l’impression trop rapide d’une radicale innovation en la matière. Ce n’est pas d’hier que les maires se sont fait bâtisseurs, qu’ils ont tenté de marquer de leur empreinte les formes de la ville. Là ne réside peut-être pas l’évolution essentielle.
En pratique, nous semble-t-il, autant qu’à une évolution juridique qui autoriserait le maire à se prévaloir de ce nouveau visage de bâtisseur, c’est à une évolution symbolique qu’il nous a été donné d’assister : celle-ci consacre l’évolution de la place des grands maires urbains dans un dispositif symbolique et politique plus large.
Le maire s’est toujours trouvé à l’interface de la population (légitimité ascendante) et de l’État (légitimité descendante). Mais la balance entre ces deux pôles de référence n’a pas toujours penché dans le même sens. Reposant longtemps sur sa capacité à influer sur le contenu de la norme nationale, via son insertion dans le système notabiliaire, son action, désormais que la tutelle a été assouplie et ses compétences élargies, repose désormais d’abord sur sa capacité à mobiliser les réseaux urbains et à donner sens à cette mobilisation. Il était autrefois demandé au maire d’être le plus efficace dans la relation à l’État. Cette qualité n’a pas disparu, loin de là, mais elle n’occupe plus une place aussi centrale.
La ville était une évidence, ses réseaux bien identifiés, la géographie de ses conflits bien dessinés ; elle est devenue un acteur à construire dans un jeu présenté comme celui de la concurrence généralisée des territoires. Elle était une histoire, un précipité d’intérêts à défendre ; elle est devenue l’enjeu d’un récit dont le maire est largement l’auteur et le garant, et qui ouvre sur le futur. La montée en puissance des maires urbains a été confortée à la fois par l’effacement de l’État central – qu’on l’attribue à la montée du néo-libéralisme ou qu’on le nuance dans l’idée d’un « gouvernement à distance des territoires » importe peu – et par un jeu complexe d’alliances et d’échanges entre les villes et l’Union européenne, qui a encouragé les élites urbaines à envisager de (re-) construire la ville comme acteur.
Tout un vocabulaire est venu encadrer en même temps que traduire ces mutations : le terme de « projet urbain », par exemple, est devenu l’un des mots-totems de l’époque. Il faut désormais au leader municipal assurer la construction d’une identité urbaine dans une articulation toujours renouvelée et retravaillée du passé, du présent et du futur – qu’on songe ici à la réouverture du Château des Ducs abritant désormais un musée d’histoire de la ville ouvrant sur l’époque présente 15. De là aussi l’importance et le développement des politiques culturelles, censées donner un contenu et une visibilité à cette identité, qui se construit de plus en plus dans la spectacularisation et la circularité, dans un va-et-vient permanent où les succès de communication obtenus à l’extérieur (dans la presse nationale voire internationale) viennent susciter ou renforcer la fierté de l’appartenance locale – qu’on songe ici à « Estuaire », ou à l’appellation redondante mais en un sens géniale du projet de « l’Île de Nantes », dont la mention et le succès médiatique rejaillissent sur l’ensemble de la Ville et de l’agglomération.

La personnalisation du pouvoir
Cette nouvelle configuration s’accompagne d’une tendance à la personnalisation du pouvoir, qui entraîne régulièrement la critique du maire en « nouveau féodal » ou en « monarque municipal ». De fait, la longévité des maires urbains peut laisser supposer qu’il est difficile aux oppositions de « détrôner » le maire en place, sauf à l’occasion de vastes oscillations politiques d’ampleur nationale ou encore à l’occasion de successions mal gérées.
D’autres éléments abondent en ce sens. C’est le cas, par exemple, de la confusion sur la personne du maire des fonctions exécutives et délibérantes (il est à la fois le président du conseil municipal et l’exécutant de ses décisions), là où d’autres systèmes d’organisation municipale, en Europe ou aux États-Unis, distinguent l’assemblée délibérante et son animation, de la gestion et de l’exécution des décisions. La présidentialisation des gouvernements municipaux semble indéniable. On aura beau répéter que l’on n’élit pas le maire, mais un conseil municipal qui le désignera en son sein, on sait l’importance prise par la tête de liste dans la campagne électorale. En amont, certaines formations politiques ont d’ailleurs entériné cette évolution. Le Parti socialiste, par exemple, prévoit la désignation démocratique par les militants de la seule tête de liste, charge à elle ensuite de composer la liste, suggérant par là même que c’est bien le maire qui désigne son conseil, plus que l’inverse.
Mais l’incarnation du pouvoir n’est peut être pas systématiquement contradictoire avec la démocratie. Il ne nous paraît pas assuré que l’anonymat du collectif constitue la garantie automatique de la démocratie. Car les efforts d’imputation de décisions dont le maire bénéficie depuis la décentralisation, qu’ils correspondent à des réalités ou à des effets de communication, ont aussi leur revers : plus que jamais, il apparaît comme l’authentique responsable des politiques locales menées, c’est-à-dire aussi comme le premier exposé à d’éventuelles sanctions électorales. L’incarnation peut constituer un gage de lisibilité pour l’électeur. Cette capacité qui est fournie au citoyen d’identifier un acteur et partant de le sanctionner (favorablement ou non) peut aussi se lire comme une donnée favorisant l’exercice démocratique.
Il en va de même de l’accusation tout aussi inlassablement formulée à l’encontre des maires de se trouver à la tête d’un « système », ce qui suggérerait une capacité, sinon une tendance structurelle, à verrouiller les espaces publics et les débats locaux. Que cette critique soit utilisée par toutes les oppositions municipales contre les maires en poste devrait faire réfléchir à l’insuffisance et à la fragilité de l’argumentation. Certes, il existe des élus dont le comportement autocratique est indéniable. Certes encore, la faible autonomie des sociétés civiles locales, notamment associatives, souvent financées pour une grande part de leurs budgets par des subventions municipales peut faire conclure à un risque de dérive clientéliste. Certes, enfin, la faiblesse des contre-pouvoirs médiatiques locaux laisse parfois songeur.
Mais on aimerait ici oser cette hypothèse : la capacité du maire à « faire système » renvoie d’abord à sa capacité de représentation et d’intégration des diverses arènes locales. La délégation, l’absence d’intervention autoritaire, la liberté laissée aux initiatives locales sont aussi productives que le quadrillage systématique du territoire et du tissu social local. La force des « grands maires », aujourd’hui, n’est peut-être pas tant dans l’intervention directe, incessante et permanente, que dans leur capacité d’animation, de coordination et d’intégration des sociétés locales – qui suppose, paradoxalement parfois, une capacité d’effacement.
Si ces critiques traditionnelles à l’encontre du pouvoir du maire manquent leur cible, il n’en demeure pas moins que de nouveaux problèmes ont surgi.
Deux points nous paraissent essentiels dans les débats municipaux à venir. Le premier concerne l’absence réelle de progrès dans la démocratisation des structures intercommunales, malgré tous les beaux discours tenus par les uns et par les autres depuis plusieurs années. Il convient aujourd’hui de se demander pourquoi, en dépit de ces promesses, et en dépit des évidences, on en est resté à une situation si dommageable pour la lisibilité des responsabilités et des politiques menées. Car là se situent aujourd’hui des pouvoirs de plus en plus étendus, sans réel contrôle démocratique. On conçoit bien les motivations sous-jacentes de certaines résistances : rares sont les élus des communes périphériques qui, à l’instar d’un Jacques Floch, désormais libéré des contraintes électorales, peuvent tranquillement envisager que leurs communes se métamorphosent en arrondissements de la ville-centre 16. On conçoit bien aussi que les contraintes de la gestion de structures intercommunales, notamment politiques, puissent éventuellement justifier certaines souplesses. Mais on ressent de plus en plus mal cette impression que donnent parfois les élus de se recréer un espace de transactions et de négociations à l’abri du regard citoyen.
Le second point qui justifie l’intérêt que l’on portera dans les mois qui viennent aux élections locales est une conséquence directe du rôle nouveau joué par le maire : l’intégration et l’animation de la société locale. Au-delà des ralliements politiques et des alliances, la future composition des listes sera scrutée avec attention. Car les listes municipales disent, dans le choix des candidats au conseil municipal, l’image que l’on se fait de l’avenir d’une ville, autant que les réseaux sociaux, économiques, culturels voire religieux qui structurent son présent. La fermeture relative du recrutement partisan observable notamment à gauche, corollaire de l’épuisement de certaines dynamiques associatives qui avaient joué un rôle moteur dans les années 1970 ; l’absence à droite d’une structure et d’une procédure partagée de sélection, conjuguée à l’effritement de certains soutiens traditionnels : tout cela constitue pour les futurs leaders municipaux des enjeux dont on a hâte de savoir comment ils les aborderont.
On y reviendra.