Place publique #3
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L'ENTRETIEN

La question de la ville est restée discrète pendant la campagne présidentielle

CONTEXTE > Patrick Le Galès est sociologue et politiste, directeur de recherche au CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po. Il dirige notamment les programmes de master « politique publique » et « Stratégies et Politiques urbaines » à Sciences Po Paris. Il travaille sur les villes européennes, les politiques publiques, et les questions de gouvernance. Voilà bien des raisons pour recueillir son analyse sur la présence, ou l’absence, des questions urbaines au cours de la campagne présidentielle. Cet entretien a été réalisé au début du mois d’avril, alors que la campagne du premier tour battait encore son plein.

PLACE PUBLIQUE >
On a l’impression que les questions urbaines, que la politique de la ville ne sont pas très présentes dans cette campagne électorale…
PATRICK LE GALÈS > C’est vrai et, depuis la planète Mars, on pourrait s’étonner que les stratégies urbaines soient si peu présentes dans le débat. Après tout, 80 % des Français vivent en ville. Mais cela s’explique par une raison simple : la logique de l’élection présidentielle est de renforcer l’aspect national des enjeux. Voilà pourquoi les questions territoriales passent au second plan, de même, d’ailleurs que les questions européennes. Paradoxalement, on a là un effet de la décentralisation. Les Français ont une image très forte de leur maire et trouvent normal que les questions urbaines soient traitées localement.

PLACE PUBLIQUE > Il y a aussi le fait que la plupart des candidats ne possèdent guère d’expérience municipale.
PATRICK LE GALÈS > Oui, à part Nicolas Sarkozy… Et je ne suis pas sûr qu’il soit payant électoralement pour lui de mettre en avant son expérience de maire de Neuilly. Les autres n’ont jamais été maires. Et on trouve peu de maires de grandes villes présents dans l’entourage des candidats, hormis ceux de Nantes et de Lyon, Jean-Marc Ayrault et Gérard Collomb, qui jouent un rôle dans la campagne de Ségolène Royal. Remarquez, ce n’est pas nouveau. Il faut remonter à 1981 pour trouver une campagne présidentielle où les maires de grandes villes ont joué un rôle essentiel. Pierre Mauroy, Gaston Deferre étaient aux côtés de François Mitterrand et la décentralisation était l’un des thèmes importants de la campagne.

PLACE PUBLIQUE > On a quand même parlé de la ville au cours de la campagne, mais sous deux aspects seulement et, me semble-t-il, en regardant les choses par le petit bout de la lorgnette. D’une part, l’action des Enfants de Don Quichotte sur le droit au logement. D’autre part, les banlieues, et cette lancinante question : oui ou non, Nicolas Sarkozy ira-t-il faire un tour à Argenteuil, là où il avait employé le terme de « racaille » ?
PATRICK LE GALÈS > Au moment où je vous parle, il n’y est pas allé, même s’il a effectué d’autres visites en banlieue. Chaque candidat, ou presque, s’est cru obligé d’accomplir une ou plusieurs visites très médiatisées en banlieue. Mais prenez l’exemple de Ségolène Royal, quand elle s’est rendue dans des quartiers difficiles, elle y a parlé des jeunes, - et le sujet est important - pas de politique urbaine. Quand ils traitent de la question de la banlieue, les Britanniques ont cette expression : yoyo policies, la politique du yoyo. C’est une question très importante quand des émeutes éclatent, mais, un an et demi après, qu’en reste-t-il ? Pourquoi ? Eh bien parce que personne n’a de baguette magique pour résoudre des problèmes qui ne pourront l’être qu’à l’échelle d’une génération. Parce que les risques d’échec sont très élevés. Sur un dossier comme celui-là, il n’y a que des coups à prendre et peu de gains électoraux à espérer. Alors les politiques minimisent les risques.

PLACE PUBLIQUE > Peu de gains, dites-vous. Pourtant, les inscriptions sur les listés électorales ont été massives dans les quartiers difficiles.
PATRICK LE GALÈS > C’est vrai. Mais on ne sait pas avec certitude à qui cela profitera. Il est probable que les jeunes de ces quartiers voteront contre Nicolas Sarkozy, mais, dans les mêmes quartiers, ce dernier peut espérer renforcer ses positions sur le thème de la sécurité, notamment en prenant des électeurs au Front national.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous le sentiment que la question de la banlieue occulte celle de la ville ?
PATRICK LE GALÈS > Non, je ne dirais pas ça. Parler des banlieues, c’est plutôt, en France, une manière de ne pas traiter de front la question de l’immigration.

PLACE PUBLIQUE > En France seulement ?
PATRICK LE GALÈS > L’importance des émeutes urbaines de novembre 2005 et leur signification sont en effet une particularité française. Prenez le sud de l’Europe, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, il y a beaucoup moins de ségrégation sociale et spatiale que chez nous. Et dans le nord de l’Europe, l’État providence a pratiqué une politique de mixité sociale très énergique. Quant à la Grande-Bretagne, elle vit une crise urbaine depuis cent ans. La question, là-bas, n’est pas tant celle des banlieues que celle de la reconversion des vieilles villes industrielles. La France se trouve dans une situation particulière : c’est un jeune pays urbain. On y a simultanément construit de grands ensembles et modernisé les centres des grandes agglomérations dans les années 1960. Ces villes sont relativement dynamiques sauf celles qui ont un héritage industriel particulièrement difficile à assumer. Un peu plus tard, le pays accueillait une immigration importante. La forme française des questions urbaines et la dualité systématique entre la question des stratégies d’agglomération et celle des quartiers en crise s’explique par cette séquence historique.

PLACE PUBLIQUE > Venons-en à la question du logement et à l’action des Enfants de Don Quichotte…
PATRICK LE GALÈS > Ah ! ceux-là au moins ont dû lire nos livres de spécialistes sur les politiques publiques. Ce sont, comme nous disons, des « entrepreneurs de causes » : ils ont su mobiliser les médias avec un discours clair, précis en choisissant leur moment : juste avant Noël et quatre mois avant la présidentielle ! Et ils ont réussi à changer la loi. Cela dit, la vitesse à laquelle cette nouvelle loi a été votée peut être comprise comme une manière de se débarrasser de la patate chaude. Votons la loi pour que la question des sans-logis ne pollue pas la campagne. On verra bien ce qui sera réellement fait après l’élection, puisque de toute manière le gouvernement ne sera plus le même…

PLACE PUBLIQUE > Oui, mais la question du logement est très loin de se résumer à celle des sans-logis. On peut même penser que c’est la question numéro un des villes aujourd’hui, des villes qui se défont parce que la flambée des prix de l’immobilier en chasse une part croissante des classes moyennes, pour ne rien dire des couches populaires… C’est le modèle européen de la ville qui est mis en question.
PATRICK LE GALÈS > D’accord avec vous pour dire que c’est une question essentielle, et explosive. Mais le pire n’est pas toujours sûr.

PLACE PUBLIQUE > Nous avions, dans notre premier numéro, donné la parole à Jacques Donzelot qui exposait ses thèses sur la ville à trois vitesses : des centres urbains conquis par les riches, les classes moyennes condamnées à habiter de plus en plus loin, les plus pauvres relégués dans les quartiers d’habitat social. Vous êtes en désaccord avec cette analyse ?
PATRICK LE GALÈS > C’est plus un scénario qu’une analyse de ce qui se passe, le scénario de ce qui va se passer dans vingt-cinq ans si l’on reste les bras croisés. Mais, aujourd’hui, la réalité est plus complexe. Oui, certains centres urbains connaissent un phénomène d’embourgeoisement, de conquête par les riches, mais la plupart sont encore habités par une population très mêlée. Oui, la flambée de l’immobilier oblige les couches moyennes et populaires à s’installer de plus en plus loin, mais il y aussi des cadres supérieurs qui choisissent la périphérie pour sa qualité de vie. En fait, en vingt-cinq ans, les études montrent que la ségrégation a plutôt diminué dans la Région parisienne. Les différentes couches sociales sont davantage mêlées, tout simplement parce que la société française est devenue une société de classes moyennes. Mais la question des extrêmes est très inquiétante, qu’il s’agisse de la concentration des plus défavorisés dans certains quartiers ou des risques d’isolement des plus riches.

PLACE PUBLIQUE > Ne pas rester les bras croisés, qu’est-ce que cela signifie ?
PATRICK LE GALÈS > Les maires disent tous qu’intervenir sur le logement, ça coûte cher, très cher. Paris, une des villes les plus interventionnistes en ce domaine va tout au plus réussir à créer 20 000 à 30 000 logements en cinq ans. Il faut voir ce que va donner le plan Borloo : entre 2004 et 2011, l’Agence nationale de la rénovation urbaine prévoit tout de même de créer 250 000 logements sociaux locatifs, d’en démolir autant et de réhabiliter 400 000 logements. Le tout pour une dépense annoncée de 30 milliards d’euros. On peut discuter des modalités de ce plan. Mais peut-on faire mieux ? Peut-on faire plus après avoir laissé filer la dette comme on l’a fait et s’être désintéressé du logement social pendant vingt-cinq ans ? Les capacités d’investissement de l’État sont devenues très limitées.

PLACE PUBLIQUE > Un constat très pessimiste…
PATRICK LE GALÈS > Non, car il existe quand même des marges de manœuvre qui ne sont pas négligeables. Aujourd’hui, l’aide publique au logement passe largement par des incitations financières favorisant les promoteurs. Il me semble qu’on pourrait réorienter des sommes importantes en faveur d’autres dispositifs. Je crois aussi que diminuer les taxes sur l’héritage est une erreur. On gèle les écarts patrimoniaux. Certes, c’est une mesure populaire, mais si beaucoup de Français lèguent un tout petit peu à leurs enfants, très peu leur lèguent énormément. Actuellement, la logique financière est en train de devenir prédominante pour les acteurs de l’immobilier. En Grande-Bretagne ou en Espagne, il est devenu courant de contracter des emprunts sur quarante ou cinquante ans. Bien sûr, ça donne un coup de fouet à l’économie, ça marche pendant quelques années. Jusqu’au moment où le taux d’endettement devient exorbitant. Entre cette logique et une politique publique volontariste, la France n’a pas encore fait de véritable choix.