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Place publique #4
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Dossier :
Île de nantes : une ville se construit sous nos yeux


L’histoire du projet

Texte > Laurent Devisme

Résumé > L’aménagement de l’Île de Nantes est l’une des plus grosses opérations de renouvellement urbain d’Europe. Il a fallu que le projet mûrisse après la période deuil qui a suivi la fermeture des chantiers navals. Si Alexandre Chemetoff a emporté le marché c’est en raison de la souplesse de sa démarche, son fameux plan guide. Une attitude bien en phase avec l’époque qui se méfie de la planification rigide.

En 1998, l’adjoint à l’urbanisme de la Ville de Nantes déclarait : « L’Île de Nantes n’existe que vue d’avion » : point d’ironie mais l’indication du travail qu’il restait à faire. Comment passer de la vue satellitaire à une reconnaissance pratique ? Le projet de l’Île de Nantes a incarné ce défi de transformer un ensemble hétérogène en une centralité d’agglomération voire de métropole. Le projet est-il donc achevé ? Sûrement pas mais que s’est-il passé ces dix dernières années ?
« Étonnante métamorphose », titre le magazine de Nantes Métropole (mai-juin 2007) : est-ce à dire qu’il n’y avait pas de pilote et de chef d’orchestre, que des espaces ont muté et nous laissent ébahis ? Assurément non. Ce texte vise à mieux connaître l’esprit, les intentions et les instruments qui ont présidé aux changements.
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir les transformations majeures qui affectent le territoire désormais unifié dans un seul vocable insulaire, notamment dans les alentours du palais de justice et sur la Prairie-au-Duc. On a souvent parlé du « travail de deuil » nécessaire après la fermeture des derniers chantiers en 1987. Force est de constater qu’un grand déménagement succède à la mise en suspens des années 1990. Que doit-il à ce qui est souvent qualifié comme l’un des plus importants projets de renouvellement urbain européen contemporains ? Et ce projet, comment a-t-il été mûri ? Répondre à ces deux questions suppose une interrogation préliminaire sur ce qu’est un projet urbain.

Qu’est-ce qu’un projet urbain ?
Trois pôles contribuent à qualifier l’urbanisme : l’un réglementaire, aujourd’hui précipité dans un Plan local d’urbanisme (ex Plan d’occupation des sols), l’autre opérationnel (avec sa litanie d’acronymes barbares, de la Zac à l’Opah, et d’instruments d’intervention : préemption, négociation de charges foncières…) et un troisième incarné par des noms et des figures, les urbanistes justement. Sur quoi faut-il mettre l’accent ? Cela dépend des époques. Le terme de projet, projet urbain, projet de ville, est éclairant ; il est depuis les années 1980 un passe-partout de l’action territoriale par temps de marketing urbain. Le recours au projet doit d’abord se comprendre en réaction par rapport aux pratiques antérieures de l’aménagement dominées par le plan et la planification. Le projet urbain est avant tout un processus, il est pris dans une double exigence de flexibilité et de spécificité. Cela permet une première approche d’un projet urbain nantais souvent qualifié de révélation, en écho à une formulation de l’urbaniste paysagiste Alexandre Chemetoff, lauréat en 1999 du marché de définition engageant la reconquête du territoire insulaire. Mais ne brûlons pas les étapes.
Depuis quand a-t-on pensé l’avenir de l’île ? Pour ce qui concerne l’ouest de la ligne des ponts, les implantations industrielles et maritimes sont anciennes. Ce sont les entrepreneurs du fleuve et des activités afférentes qui ont occupé l’espace. La Prairie-au-Duc, ce sont les chantiers, les ouvriers : l’adéquation entre une population et un espace est totale. À l’est, rien ou presque, jusque dans les années 1960 : boires, prairie inondable, deux lignes de chemin de fer… Et entre les deux, un espace de faubourg, populaire jusqu’à aujourd’hui, structuré autour des rues petite Biesse et grande Biesse. Jusqu’à la création de la métropole d’équilibre en 1965, personne ne songe à faire un centre de ce territoire. En suivant l’évolution des plans d’urbanisme de Nantes, le centre se situe toujours sur la rive droite du fleuve.
Cependant, la partie orientale a déjà été le support de projections, devant être tantôt le jardin de la ville, tantôt son poumon industriel (on songe à y implanter des abattoirs), avant d’incarner la figure d’un centre directionnel bis. Après la Seconde Guerre mondiale, le plan Roux-Spitz pour la reconstruction de Nantes propose un « Parc Beaulieu », véritable ville du sport, élément que l’on retrouve dans les plans ultérieurs, celui de Favraud (un forum dans le parc) ou celui de Riehl de 1964. Toutefois, c’est le premier plan Riehl, celui de 1960, qui est le plus décisif : Beaulieu peut être un terrain pour l’urbanisme moderne, ce qui se concrétise en 1963 avec la Zup devant accueillir 20 000 habitants. Sa mise en place est confiée à un opérateur créé au même moment : la Société d’équipement de Loire-Atlantique (Sela). Zup Beaulieu-Malakoff. Qui se souvient de l’association opérationnelle de deux entités séparées par le fleuve ? Cette association est éminemment révélatrice de la place du fleuve dans l’aménagement de l’époque : inexistante.
Pour la partie couramment qualifiée de « Beaulieu », on assiste à un constant décalage entre aspirations et projections d’une part et réalité des forces d’autre part. Le jardin de la ville s’est plutôt déployé le long de l’Erdre, les classes aisées prenant leurs aises dans cet écrin aujourd’hui balisé par les bateaux mouches ; le poumon industriel s’est progressivement déplacé vers l’aval, la centralité tertiaire s’est égrenée dans les années 1980 avec un technopôle multisite… Alors que l’ouest de l’île reste territoire industriel à ne pas toucher – et ce jusque dans les années 1980, l’est se construit au rythme des modes et besoins du temps : habitat collectif en rive de Loire, administrations étatiques déconcentrées, centre commercial régional… Un véritable espace-miroir de quarante ans d’aléas de la planification.

Quatre périodes depuis 1965
Nous pouvons distinguer quatre périodes pour mieux comprendre d’où vient (et ne vient pas) le projet actuel. De 1965 à 1973, il s’agit véritablement de construire les appuis du centre directionnel projeté sur le quartier Champ de Mars – la Madeleine. La Zup devenue Zac Beaulieu-Malakoff est tirée par cette utopie et le mouvement de déconcentration d’administrations étatiques permet l’implantation d’emblèmes de la modernité, le Tripode bien sûr mais aussi la non moins révélatrice M.A.N, Maison de l’Administration Nouvelle. Pendant les quinze ans qui suivent, la planification marque le pas. Alors que les plans de Zac se succèdent et ne se ressemblent pas sur Beaulieu, les activités navales cessent progressivement à l’ouest, les pouvoirs publics n’en prenant que tardivement la mesure.
À la fin des années 1980, un quartier d’affaires moderne est tout près de se construire sur la pointe aval, incarnant une « zone internationale atlantique » devant redynamiser de manière libérale le territoire. C’est sans compter sur de nombreuses forces associatives. La victoire de la gauche à Nantes en 1989 signe définitivement l’arrêt du projet. Alors que l’équipe municipale se concentre d’abord sur le Cours des Cinquante-Otages, l’île est « mise en attente ». Une étude exploratoire est confiée en 1992 à deux architectes, Dominique Perrault et François Grether, qui pointent l’unicité possible de l’île – « au cœur du Grand Nantes », annoncent les auteurs – et la raccrochent au « continent » via des tendeurs qui contribuent à faire exister une île dont l’unité n’est perçue par presque personne sinon par des cartographes et par les élus qui la nomment « île de Nantes » quand la toponymie ordinaire évoque l’île Beaulieu, l’île Sainte-Anne, la Prairie-au-Duc, la ligne des ponts, les faubourgs… Quelques débats s’en sont suivis, exigeant un minimum de clarification : le tendeur figure-t-il un pont ? Qu’attend-on de la réurbanisation du territoire ?
2001, c’est l’odyssée de l’espace bien sûr : un urbaniste est en charge de l’ensemble de l’île et un travail est en route pour définir quels seront les acteurs au travail. Le projet se focalise sur la partie aval, anciennement des chantiers, mais c’est bien l’ensemble de l’île qui est mise en perspective.
La ville de Nantes a lancé, en 1999, un marché de définition pour lequel les équipes de Bruno Fortier, de LabFac / Nicolas Michelin, et d’Alexandre Chemetoff ont été sélectionnées. La démarche de cette étude est originale par sa durée, neuf mois, son échelle – l’ensemble de l’île – et les méthodes employées : un projet à livre ouvert, des débats avec les associations, des réunions publiques. Le film documentaire de Pierre-François Lebrun, La ville, le fleuve et l’architecte retrace bien les différents moments du marché de définition, plus intéressant que la formule classique du concours. Le cahier des charges mettait en valeur cinq thèmes : la mémoire des lieux, la promotion d’activités liées au fleuve, l’équilibre entre différents modes de déplacement, la cohérence de l’urbanisation, la création d’une unité. Les trois équipes ont élaboré des projets distincts intégrant ces enjeux : il serait erroné d’imputer les orientations aux seuls maîtres d’œuvre, tant le travail en amont de la collectivité précisait le sens de la ré-urbanisation.
Alexandre Chemetoff a été retenu sur la base du « plan guide en projet » qu’il livre lors du jury du marché de définition : document indicatif et non prescriptif, il cherche à dessiner avec une égale précision l’existant et le projet. La nouvelle urbanisation est globale, intègre les activités résidentielles et économiques à partir d’un nouveau dessin des espaces publics. Mais on se situe à l’opposé d’une projection de ville nouvelle, de la ville haute et blanche dessinée par la Sela dans les années 1970. Précisons : le lauréat parle volontiers de révélation des attributs et des qualités déjà présentes ; il se fait tantôt cantonnier, tantôt poète et ne décrète pas la vocation des espaces.

Un objet-savonnette
Il est un point qu’il faut discuter, c’est la place du « plan guide », qui semble résumer tantôt la démarche, la posture, la méthode ou l’esprit du projet. Objet-savonnette, il plane désormais sur l’île, aussi bien comme stabilisateur de décisions que comme support de travail, table d’orientation si l’on veut. Dans le dossier de création de la Zac qui recouvre une bonne partie de l’île – sauf les espaces « terminés » de Beaulieu ainsi que le Marché d’intérêt national – on peut lire : « Le Plan guide est la carte de l’île en état futur d’achèvement, représentant avec le même soin l’état des lieux et la projection de l’avenir à une date donnée. […] C’est un document évolutif qui n’a pas la rigidité d’une règle ou d’une procédure. C’est un document de référence, il guide l’action à court terme, dans le cadre d’une vision du territoire à long terme. Il prend en compte l’ensemble des politiques sectorielles de la Ville et de l’agglomération, et définit le cadre de toutes les actions entreprises. »
L’étude d’impact reprend telle quelle cette description et ajoute une qualité au plan-guide : « Ni règle, ni procédure, il s’adaptera aux initiatives qui y trouveront place ». Relisons la phrase : si la première lecture nous fait glisser dans le pragmatisme et la prudence (une caractéristique d’un « urbanisme à la nantaise » ?), la deuxième laisse apercevoir une forme de maîtrise : la plan s’adapte face à ce qui y trouve sa place. Et quels moyens pour prendre place dans un cadre si ce n’est que de s’y conformer ? Et qui décide de cette convergence ? Nulle puissance occulte ici mais simplement la place de possibles jeux de pouvoir, entre collectivité, aménageur et maître d’œuvre, selon qu’il y a ou non maîtrise foncière. Travail de négociation ordinaire dans le cadre de la fabrication urbaine mais qui tend à être masqué par un document faisant écran, peut-être même parce qu’il frôle un statut d’œuvre : « Le projet urbain n’est pas un processus, c’est une œuvre portant sur la ville dans son ensemble. Cette œuvre accueille le point de vue des autres, c’est une œuvre relative. Le site est considéré comme lieu de ressource et d’inspiration, comme le support de l’invention du programme », lit-on dans le plan guide.
Ici, le projet vient avant la règle et les outils. Le plan-guide a cette vertu d’être à la fois une figure et un récit. Il doit permettre de faire de la politique autrement, une micro-politique justement. Voilà une qualité qui a pu séduire les élus nantais. Que le projet soit premier est le signe d’un mode de gouvernement privilégiant la négociation : pluralisme certes, mais dans un régime urbain qui est aussi bien collégial qu’élitiste : il accorde la priorité aux entrepreneurs au sens large plutôt qu’aux bureaucraties, mais reconnaît la nécessité d’encadrer les échanges et de veiller à tenir le sens des lieux. À cet égard, des règles et outils sont venus à la fois encadrer et définir le plan-guide, dans un deuxième temps. Ce qui revient à dire que l’activité de l’urbaniste (l’atelier de l’Île de Nantes, déclinaison sur place du Bureau des paysages de Chemetoff) est plus ordinaire qu’on ne le croit : faire se rencontrer des architectes et des maîtres d’ouvrage, établir la faisabilité des constructions sur les îlots promis à une transformation rapide, contribuer à l’élaboration d’un cahier des charges pour la consultation de promoteurs-investisseurs susceptibles d’être intéressés par l’avenir du site du Tripode…
Par exemple, lorsque Chemetoff fait l’apologie de l’existant et se demande comment le projet peut promouvoir autant de choses variées que ce que l’on pouvait repérer avant le début des travaux, cela se traduit, au bout du compte, par un zonage spécifique dans le Plan local d’urbanisme (UPa pour les intimes). La règle urbaine permet des échanges de hauteur sur une même parcelle afin d’éviter des effets d’homogénéisation et d’alignement. Contraster le gabarit des constructions provoque une plus grande diversité formelle.
Cela dit, la question de la hauteur reste travaillée de manière modeste : ne pourrait-on construire plus haut ? Ne pourrait-on viser une plus forte densité ? Ici loge une vraie difficulté. On sait la population sensible et réactive sur ce sujet, mais une telle réflexion est nécessaire si l’on tient, comme le rappellent les élus à reconstruire la ville sur la ville et à freiner l’urbanisation dispersée. Maîtriser l’étalement urbain dépend avant tout d’outils de maîtrise foncière et d’un programme local de l’habitat ambitieux. Il ne s’agit donc pas tant de jouer le projet contre la planification que d’articuler l’un à l’autre. Le projet de l’Île de Nantes, en valorisant les espaces, contribue en effet au mouvement à la hausse des prix. Il peut accélérer des processus d’éloignement de la ville des populations les plus pauvres. D’où la nécessité de relations poussées entre les projets urbains et les politiques publiques de régulation et de redistribution.
Alexandre Chemetoff a remporté le marché de définition grâce à l’idée d’un processus alors que les projets non retenus relevaient d’abord de métaphores territoriales plus : « un mail central pour unifier l’île » chez Fortier et « une grande sinusoïde verte » résumant la proposition de l’équipe Labfac. Ce processus s’est accompagné d’une réorganisation des acteurs technico-politiques nantais. La Ville de Nantes était à l’origine du marché de définition, mais c’est Nantes Métropole qui a récupéré la gestion des lieux via une mission interservices (la Mission dite Rives de Loire, Île de Nantes).
Et puis, en 2003, devant l’exigence d’une plus grande lisibilité et d’une réactivité plus forte, la Samoa, Société d’économie mixte dédiée au projet, a été créée et missionnée par une convention publique d’aménagement, impliquant les capitaux des collectivités locales mais aussi d’autres acteurs dont le Port autonome et la chambre de commerce et d’industrie. C’est désormais la Samoa qui est le pivot du projet, qui coordonne l’ensemble des actions et des agendas, organise la localisation des nouvelles surfaces de bureaux et de logements. Les acteurs politiques impliqués sont avant tout nantais (plus que communautaires) et le sens des aménagements semble maintenu, devant régulièrement s’associer les regards vigilants des anciens de la Navale, afin de concilier une mémoire partagée avec la modernité culturelle et économique. Que l’urbanisme se fasse d’événements permet de renouveler un récit qui, autrement, pourrait s’épuiser.