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Place publique #4
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Débat


Estuaire 2007 : esbroufe ou coup de génie?



LE SUJET > Estuaire 2007, la première édition d’un biennale d’art contemporain qui doit se renouveler en 2009 et 2011, vient de se lancer. Un lancement public réussi bénéficiant d’un écho médiatique considérable en France et à l’étranger.
Pour autant, cette manifestation très originale n’avait encore jamais fait l’objet d’un débat public. Son coût, sa qualité esthétique, la conception de la culture qu’elle révèle, sa capacité à faire découvrir un territoire peu connu des Nantais et des Nazairiens… autant de sujets abordés lors d’une rencontre qui s’est déroulée le 13 juin à Nantes.
Les débats de Place publique sont co-organisés avec Nantes culture et patrimoine. Leur enregistrement sonore et visuel est versé aux collections du Musée du château.


THIERRY GUIDET > Après la communication, la réflexion. Au moment où la biennale d’art contemporain Estuaire 2007 prend son envol, le moment est venu de s’interroger sur le sens de cette manifestation en confrontant son initiateur Jean Blaise à deux personnalités connues pour leur pertinence en matière d’art contemporain, en l’exposant aussi aux interpellations du public. Mais donnons d’abord la parole à Jean Blaise en lui demandant comment lui est venue l’idée d’organiser cette manifestation.

JEAN BLAISE > Mon métier, c’est celui de médiateur entre des expressions artistiques contemporaines, souvent complexes, et des publics. Je ne suis pas un artiste, je suis uniquement un médiateur, un animateur. J’aime bien ressortir ce mot qui a été galvaudé. J’essaie de trouver des manières, des formes, des formules pour que cette équation puisse se faire, l’équation entre les artistes, les formes, les publics. Il faut trouver un vecteur qui soit le plus excitant, le plus plaisant, le plus séduisant – j’ose le mot – possible. Sans rien changer à l’œuvre ! Il ne s’agit pas d’essayer de mettre en scène des œuvres susceptibles de plaire au public ; c’est le contraire. On choisit des œuvres et des artistes qui nous paraissent exigeants et on essaie de les faire passer au public qui aime, qui n’aime pas. Voilà. Et pour ce faire, j’essaie d’aller où est le mouvement, où est le vent…

MICHEL LUNEAU > Le vent !

JEAN BLAISE > Oui, le vent, et le mouvement. Quand on a créé le festival des Allumées, la ville était en demande de quelque chose qui la montre, en demande d’un événement. On a créé les Allumées en 1990, au moment où la ville avait perdu son économie, était dans une situation difficile, n’avait pas d’image, avait perdu un peu de son identité. Ce festival a fait bouger la ville, l’a fait découvrir à ses propres habitants et aux gens de l’extérieur. On a présenté à un public extrêmement large des artistes d’avant-garde de Barcelone, de Naples ou de Buenos Aires. On aurait présenté ces artistes en dehors du festival des Allumées dans une salle de spectacle, dans une galerie, dans un centre d’art, on aurait eu dix mille fois moins de public. Quand on a créé le Lieu unique, j’en avais assez de voir ces maisons de la culture blockhaus, refermées sur elles-mêmes, avec leur propre public qui s’entretient lui-même. J’ai essayé d’imaginer un lieu exigeant, avec une programmation forte, contemporaine, novatrice, mais aussi accueillant à des publics extrêmement différents qui, au moins, se croisent dans cette maison.

THIERRY GUIDET > Par rapport aux Allumées et au Lieu unique, Estuaire présente une continuité : la volonté d’enchanter les lieux. Mais il y a une grande différence : l’espace. On a 60 kilomètres, 120 kilomètres en comptant les deux rives, on sort vraiment de la ville.

JEAN BLAISE > Oui, mais on est toujours sur la question des territoires et de ceux qui les habitent. Il y a aujourd’hui un mouvement autour de la constitution de cette métropole Nantes / Saint-Nazaire, et cela depuis une dizaine d’années. Je me suis glissé dans ce mouvement, je suis allé là où il y avait le vent, des intérêts et donc de l’argent, des partenariats possibles… En découvrant ce territoire de l’estuaire, j’ai compris que la métropole Nantes / Saint-Nazaire serait comprise du grand public quand on aurait créé une manifestation artistique et culturelle qui marque ce territoire, qui le montre, qui braque le projecteur dessus. Et ça, ça a intéressé les financeurs possibles, les collectivités territoriales, les entreprises, les associations, certains individus… On est sur un sujet politique. Je ne pense pas qu’on puisse faire de l’action culturelle sans se préoccuper de politique, c’est-à-dire de la vie de la Cité ou du territoire dans lequel on vit, dans lequel vivent ceux à qui on a envie de s’adresser, ceux qu’on a envie de convaincre.

THIERRY GUIDET > Après cet exposé des motifs, je propose d’articuler notre conversation autour de trois points. Nous allons d’abord reparler d’argent. Dans certains secteurs de l’opinion on se demande combien ça coûte, si ça coûte trop, et s’il ne faudrait pas dépenser cet argent ailleurs. Deuxième point : la question esthétique. Il s’agit bien d’art. Qu’est-ce que ça vaut esthétiquement ?

MICHEL LUNEAU > Il s’agit bien d’art… C’est une affirmation ou une question ? Est-ce qu’il y a un point d’interrogation ?

THIERRY GUIDET > Je vous laisserai, les uns et les autres, jongler avec les points d’interrogation tout au long du débat… Et puis troisième temps de notre échange : quelle politique culturelle est en jeu dans cette affaire ? Pour le dire crûment : la culture est-elle autre chose qu’un produit d’appel touristique ? Avez-vous une première réaction aux propos de Jean Blaise ?

MICHEL LUNEAU > Je voudrais décerner à Jean Blaise le premier prix de la communication. On vit presque aujourd’hui une overdose d’estuaire. C’est un succès assez extraordinaire. Tout le monde en a parlé, tout le monde sait ce que c’est, j’espère que tout le monde ira. C’est d’abord un succès de communication et c’est assez logique puisqu’il s’agit d’abord et surtout de communication.

YVES MICHAUD > Ce dont je crédite Jean Blaise depuis le début c’est d’avoir très bien compris quels sont les enjeux de la culture aujourd’hui – je ne dis pas de l’art – de la culture dans la société, dans l’économie, dans l’économie touristique, dans l’économie des identités aussi. J’ai découvert Jean Blaise au moment des Allumées. Je dirigeais alors l’École des Beaux-Arts de Paris et j’avais reçu un catalogue rose et doré. Je m’étais dit : c’est assez génial, ça ne ressemble vraiment pas à un catalogue de musée habituel, ça faisait penser à certains livres qu’on commençait à vendre aux États-Unis avec des puces lumineuses. Je me disais qu’il y avait là une autre conception de la culture novatrice, même si elle s’est banalisée depuis. Jean Blaise a une vision, sinon de l’art, du moins de la culture qui me paraît très juste. Je suspends tout jugement de valeur. Mon rôle de philosophe, c’est de décrire les situations. Après, ce que j’en pense dépend de mes goûts personnels, de ma génération… Quand j’ai reçu l’invitation de Thierry Guidet et le programme d’Estuaire, j’ai pensé que c’était une manifestation très astucieuse : il s’agit d’attirer les gens sur un territoire. Une biennale, ça sert à attirer les gens dans une ville, à créer de la communication, de l’image, de l’identité. Ici, on a un territoire distendu. C’est peut-être quelque chose d’aussi novateur que ce qu’il avait imaginé au début des années 1990. Si l’opération marche, ce territoire va être investi d’une nouvelle image.

THIERRY GUIDET > Venons-en à la question du coût de cette manifestation. Avant que l’opération ne soit lancée, il y a eu une adhésion enthousiaste des collectivités territoriales, de l’État, des milieux économiques. Et puis les choses se sont modifiées : il y a eu un relatif désengagement financier de l’État d’une part, et, d’autre part, on a entendu des personnalités dire qu’il aurait mieux valu donner plus d’argent au Football club de Nantes ou regretter que cette manifestation assèche tous les crédits culturels… Et d’abord, ça coûte combien ?
JEAN BLAISE > Ça coûte 7,5 millions d’euros, dont 2 millions proviennent de financements privés. L’argument du coût, ça fait trente ans que je l’entends !

THIERRY GUIDET > Oui, mais les choses ont changé. Longtemps, en effet, certains déploraient le coût de la culture, mais aujourd’hui les milieux économiques estiment que des manifestations de ce type sont de bons investissements.

JEAN BLAISE > C’est le cas à Nantes puisqu’ils nous ont apporté 2 millions d’euros, ce qui est exceptionnel, pas seulement dans la région, mais aussi en France. Ceux qui disent que ça coûte trop cher auraient dit la même chose si la manifestation n’avait coûté qu’un million d’euros… Et puis cet argent, il faut aller le chercher, il ne tombe pas comme ça, même avec les collectivités territoriales qui ont autre chose à financer. Si elles le font, c’est qu’elles sentent que cette manifestation pourra leur rapporter, et pas seulement en image, mais tout simplement en retombées économiques, directes ou indirectes. Ensuite tout est relatif… Je fais souvent des comparaisons avec les ronds-points…

THIERRY GUIDET > Oui, le rond-point est devenu l’unité de compte de Jean Blaise !

JEAN BLAISE > Un rond-point, ça peut coûter 1 million d’euros ! Pour moi, l’art, c’est vital, la culture, c’est vital, un rond-point autour duquel on tourne, ça n’est pas vital. Donc tout est relatif. L’argument du coût, il ne tiendra pas si la manifestation est un succès, si beaucoup de gens y viennent, si on a une couverture presse européenne… Je trouve vraiment scandaleux de dire qu’on aurait mieux fait de donner au sport, au football qui est complètement submergé de fric plutôt qu’à une manifestation culturelle qui accueille des artistes. On peut aimer ou pas, mais Anish Kapoor, c’est un artiste. Daniel Buren, c’est un artiste. Le coût de l’art et de la culture, à mon avis, ce n’est jamais trop.

YVES MICHAUD > Je suis très largement d’accord, ici encore, avec Jean Blaise. En France, quand il y a des débats sur l’argent de la culture et notamment sur le budget du ministère on ne se rend pas compte qu’il s’agit de chiffres extrêmement minces par rapport à d’autres dépenses, y compris les dépenses culturelles des ménages. Quant au désengagement de l’État, moi, il ne me choque pas. C’est sûrement gênant, mais à partir du moment où ce projet a une finalité locale et régionale, je ne vois pas pourquoi ce serait à l’État central de financer.

THIERRY GUIDET > Pourquoi ? Cette ville, cette région ne feraient pas partie de la France ?

YVES MICHAUD > Si, mais elles doivent assumer leur politique culturelle et s’y engager profondément. Cela dit, Estuaire coûte peu d’argent. Être capitale culturelle de l’Europe, comme Lille en 2004, c’est un budget entre 40 et 100 millions d’euros pour une année. Là, je trouve que vous faites quelque chose avec peu d’argent. C’est vrai que l’implication des entreprises est importante pour un pays comme la France, même si elle reste faible par rapport à d’autres pays. 20 à 25 % du budget, c’est vraiment notable et ça dit quelque chose sur la signification de cette manifestation. Visiblement, les gens pensent qu’elle aura des retombées. Ce type d’opération a des finalités sociales, crée du lien social, de la sociabilité, des rencontres, mais vise aussi à attirer du monde, à développer le tourisme culturel. J’ai calculé que si vous avez prévu 500 000 visiteurs, votre budget représente 13 euros le visiteur. Si les visiteurs font des dépenses, tout ira bien. C’est ça aussi la réalité de l’art et de la culture aujourd’hui. J’ai toujours été étonné de voir que Lyon avait créé un musée et une biennale d’art contemporain à l’époque de Raymond Barre qui se foutait de l’art contemporain et de l’art tout court comme de sa première chemise. Mais il avait très bien vu qu’une ville moderne, dynamique, qui voulait affirmer son identité, avait besoin de ça. Il n’a jamais dû visiter la biennale, Raymond Barre, mais il lui en fallait une.

MICHEL LUNEAU > Je suis en train de regarder les fleurs qui tombent sur Jean Blaise et cela ne m’étonne pas. J’aurais dû commencer par là : Jean Blaise a apporté énormément à cette ville et je suis très heureux d’avoir, pendant deux ans, été au conseil d’administration du Lieu unique. Où je suis moins d’accord. C’est sur ce fait que le Lieu unique, que LU ait toujours raison. LU est toujours d’une immodestie incroyable. J’ai un petit papier, là, où Jean Blaise nous dit qu’il n’est pas la culture, qu’il n’est qu’un médiateur, un simple médiateur. Il n’est pas la culture, mais quand Mme Ségolène Royal vient à Nantes faire le seul exposé qu’elle fera sur la culture – Sarkozy n’en fera aucun – ça se passe où ? Dans le lieu, plus vaste, qui serait la Cité des congrès ? Pas du tout, ça se passe chez LU, comme pour montrer que la culture, c’est LU. LU et rien d’autre. C’est cela qui finit par énerver un certain nombre de gens à Nantes. Tout passe par LU. LU est une sorte de pieuvre qui ramène tout à soi. Quelquefois, loin d’être au service de Nantes, c’est Nantes qui est au service de LU.

JEAN BLAISE > Merci pour le compliment, mais on m’attribue beaucoup plus de pouvoirs que je n’en ai. Être d’excellents communicants, mais c’est notre métier ! Notre métier, ce n’est que ça, ce n’est que ça ! Enfin… D’abord, on fait une programmation, des choix artistiques. Si on faisait n’importe quoi à LU, sur l’estuaire, ailleurs et qu’on ait ce succès public, que tout le monde parle de nous, là, je comprendrais votre irritation. Mais quand on reprend la programmation du Lieu unique, ou la programmation d’Estuaire, ou la programmation des Allumées, personne ne peut dire qu’on fait n’importe quoi…

MICHEL LUNEAU > Pour les Allumées, c’est sûr.

JEAN BLAISE > On a une programmation en danse contemporaine à LU – et là je rends hommage à mes collaborateurs car moi je ne programme plus depuis longtemps – qui est vraiment extraordinaire. On a une programmation de théâtre qui est très forte et Dieu sait si c’est difficile aujourd’hui. Nous avons montré dans ce lieu, il me semble, les mouvements émergents les plus importants. Cela veut dire qu’au-delà de la communication nous avons toujours le souci d’être extrêmement vigilants, exigeants, pointus, professionnels… Et une fois qu’on a fait cette programmation, qu’on juge qu’elle est légitime, qu’elle est belle, susceptible d’être montrée, alors là, on communique. Et ça, je sais faire. Et heureusement parce qu’autrement à quoi je servirais ? Les artistes sont là, le public est là. À quoi je servirais si je ne savais pas communiquer ? Ce n’est que ça, mon métier. Alors après, il faut faire attention à ce que la communication ne finisse par produire l’inverse de ce à quoi elle doit servir, qu’elle finisse pas par cacher les choses, par les dévaloriser. Trop de communication, c’est de la poudre aux yeux. Mais toute la communication qui se fait autour d’Estuaire aujourd’hui, ce n’est pas nous qui l’organisons, elle nous dépasse. C’est l’estuaire lui-même qui communique. Pourquoi ? Parce que quand on s’est attaqué à l’estuaire, on s’est attaqué à un territoire où des milliers de personnes vivent, ont des intérêts, et ces personnes sont en train, comme je l’ai fait sur l’idée de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, de surfer sur Estuaire. Une association comme Estuarium a mené une action considérable en direction de 1 200 élèves pour faire comprendre les enjeux de l’environnement. Elle surfe sur cette communication, elle fait elle-même de la communication, et ça, ça nous dépasse. J’aurais beaucoup d’autres exemples comme celui-là à donner. Mais je comprends l’effet que ça peut produire et la crispation que ça peut provoquer parce que, moi-même, je suis un individu modeste.

MICHEL LUNEAU > On peut être modeste tout en étant séduisant ! Bon, quand vous parlez du théâtre… Je me suis offert un petit livre, Où va le théâtre ? Entretiens avec Jean Blaise. Il y a un passage qui dit : ah ! les pauvres arts plastiques, « le budget pour les arts plastiques est très réduit. Les artistes plasticiens ne sont pas intermittents, ils ne touchent même pas le Smic, il faut qu’ils vendent leurs œuvres pour pouvoir survivre. » Je trouve cette phrase assez extraordinaire ! On voit bien la différence qu’il peut y avoir entre un privé, moi, qui suis aussi privé de subventions, et des gens qui ont, de toute façon, des mécènes pour les couvrir. Mais pouvoir dire : pauvres artistes obligés de vendre vos œuvres… C’est quoi, ça ? C’est le régime soviétique ! Parce qu’on s’est déclaré artiste à 25 ans, jusqu’à la fin de ses jours on va toucher une rente ? C’est quand même étonnant, cette réflexion…

JEAN BLAISE > C’était une façon de dire qu’en France on subventionne beaucoup le spectacle vivant, surtout le théâtre, mais pas les arts plastiques. On a pris l’habitude d’exposer des plasticiens sans les payer alors qu’on n’aurait jamais l’idée de faire venir des comédiens sans les payer. C’est ça que je voulais dire. Je ne voulais surtout pas dire que l’artiste doit en permanence être assiste par l’État.

YVES MICHAUD > C’est au cœur du débat. Le primat que Jean Blaise accorde au spectacle vivant fait que les arts plastiques qui, traditionnellement, étaient producteurs d’objets et pas d’événements vivants, les arts plastiques se retrouvent dans une situation pitoyable. On les plaint. Au moment du mouvement des intermittents du spectacle, certains plasticiens ont réclamé ce statut, disant qu’ils travaillaient tout le temps, qu’ils installaient leurs œuvres et que, à ce moment-là, commençait le spectacle. Depuis quelques années, on assiste à la transformation des arts plastiques qui deviennent du spectacle vivant. On le voit bien dans cette biennale de l’estuaire. Deux régimes coexistent pour les arts plastiques. Il y a le régime patrimonial, l’artiste produit des œuvres et c’est ça qui se vend très cher quand c’est important, au moins en taille, sur le marché des enchères, un marché qui se porte très, très, très bien parce qu’il y a tellement de gens riches qui ont tellement d’argent qu’il faut bien qu’ils le placent quelque part. Et puis il y a un régime de l’événementiel, des biennales, des festivals. L’artiste devient un prestataire de spectacles vivants. On paie des honoraires aux artistes pour qu’ils viennent aux expositions. On donne un budget de production à l’artiste, on lui verse des honoraires et il participe à la production d’événements. Ça correspond à ce que j’appelle l’art à l’état gazeux, un art d’installations gazeuses, lumineuses et sonores qui vont durer le temps de l’événement.

MICHEL LUNEAU > Mais ça pose une autre question…

YVES MICHAUD > Oui, celle de la valeur.

MICHEL LUNEAU > Bien sûr. Mais aussi celle-ci : pourquoi la commande publique va-t-elle toujours aux habitués de la commande publique ?

YVES MICHAUD > Il y a une raison simple. Comme c’est un régime de production spécialisé, il y a des gens qui se sont mis sur ce créneau. Point à la ligne. Buren en est un exemple. Il essaie aussi de se mettre sur le régime de la production patrimoniale, de la collection. Actuellement, Buren, je crois que ce n’est un secret pour personne, refait ou fait refaire par des assistants, des pièces des années 1970 qui n’ont plus d’existence, mais qui doivent en retrouver une pour être vendues aux enchères.

THIERRY GUIDET > Il me semble qu’insidieusement, et c’est bien naturel, nous sommes entrés dans la deuxième partie du débat : qu’est-ce que ça vaut esthétiquement ? Est-ce que la question a encore un sens d’ailleurs ? Parlez-nous de vos impressions après la visite d’aujourd’hui ?

MICHEL LUNEAU > À Couëron, le charmant couple amoureux qui s’asseyait pour qu’un large pipi s’élevât dans le machin… Bon, on regarde ça, bon, pourquoi pas ? On va sur l’observatoire de Kawamata, il s’est peut-être fourni chez Ikea ou bien ailleurs, enfin bon, c’est un observatoire, bon… On va à Saint-Nazaire, là, Varini, on sent l’artiste, indiscutable. Je le connais depuis longtemps. Il lui faut un très, très vaste espace qu’il trouve à cet endroit. Buren ? C’est Buren, on connaît. Hyber, ça encore, c’est de la communication, ça va cinq minutes. Le revoir à Nantes ! Encore lui, encore lui !

YVES MICHAUD > Si on considère ça en termes patrimoniaux, je ne trouve rien d’impressionnant et rien d’intéressant. Si on juge dans le cadre de l’événementiel, je trouve qu’il y a des choses plus ou moins fortes. Une chose forte, c’est la pièce du Japonais sur la place Royale…

JEAN BLAISE > Tatzu Nishi.

YVES MICHAUD > Outre l’aspect anecdotique et la provocation que ça peut être pour l’habitant d’une ville, ça pose la question de l’appropriation privée d’un espace public. J’ai aussitôt pensé à l’appropriation de l’espace public par les Don Quichotte. C’est strictement la même problématique. D’un côté, c’est esthétique ; de l’autre, c’est humanitaire. En tant qu’art événementiel, tout remplit plus ou moins bien sa fonction. J’ai été ravi par ce qu’on voit à la base de sous-marins de Saint-Nazaire : pour être gazeux… McIntosh, c’est de l’art à l’état gazeux à l’état pur ! Ce que j’appelle l’art à l’état gazeux, c’est un art où il n’y a pas d’objet, mais où il y a un dispositif de production et de stimulations de nature esthétique. On ne fait pas seulement appel au visuel, on fait appel au sonore, aux stimulations… Vous vivez une expérience cénesthésique, vous baignez dans un environnement où vous avez une expérience, entre guillemets, esthétique. Ce n’est pas fondamentalement différent de l’expérience esthétique que vous avez dans un magasin de luxe. Si vous allez chez Prada ou Armani, c’est comme dans une biennale. Les vidéos sont faites par des artistes. C’est notre monde contemporain. Si l’on se réfère à un ancien concept de l’art, qui peut d’ailleurs revenir un jour, un concept sérieux, d’un art où il y a des œuvres qui offrent une certaine résistance, qui ne se laissent pas interpréter n’importe comment, en ces termes-là, il n’y a rien d’intéressant dans cette biennale. Mais en termes de nouveau régime de la stimulation esthétique, il y a des pièces éminemment réussies. Kawamata, je n’aime pas trop ça… Mais d’abord, vous ne pouvez pas y arriver en voiture, il faut parcourir un cheminement à travers la campagne, vous faites un effort pour arriver jusqu’à l’œuvre. Une fois arrivé, on vous demande de regarder. Regarder quoi ? L’estuaire, tel qu’il est, avec les raffineries, les vaches, les marais. Ce sont des thèmes qui ont été étudiés dès le 19e siècle par Schopenhauer, le regard esthétique sur quelque chose. C’est trois fois rien, ou pas grand-chose, mais vous faites une expérience esthétique. Ce n’est pas la même expérience esthétique que face à Piero della Francesca ou Cézanne. Voilà, c’est tout. Je constate seulement qu’on a changé de monde de l’art. Ce n’est plus de l’art de musée, c’est de l’art d’ambiance.

THIERRY GUIDET > Jean Blaise, êtes-vous d’accord avec le diagnostic ? Et puis, concrètement, comment effectue-t-on la programmation d’une telle manifestation ? Que choisit-on d’abord ? Les artistes ou les lieux ?

JEAN BLAISE > Comment on aimerait faire. Et comment on fait réellement. L’équipe d’Estuaire, une vingtaine de personnes, a repéré les lieux. En fonction des espaces, des paysages, des bâtiments, nous avons pensé à des artistes. Je voudrais ajouter que nous avons conçu la programmation d’Estuaire avec des partenaires : à Saint-Nazaire avec Sophie Legrandjacques ; à Nantes, au Hangar à bananes avec Laurence Gateau, la directrice du Frac (Fonds régional d’art contemporain). Au Musée des beaux-arts, Jean de Loisy a choisi Anish Kapoor.
Bon, on repère des espaces, on pense à des artistes. Varini, Sophie Legrandjacques y avait pensé pour le pont de Saint-Nazaire, mais c’était redondant : ce pont, c’est déjà un Varini, ça pourrait faire penser à un Varini… Varini est venu. On est passés sur le pont, en dessous, à côté, et puis à la fin de la journée, il nous a dit qu’il ne voyait pas quoi faire. Il est reparti et puis, entre temps, il avait vu Saint-Nazaire. Sophie l’a rappelé. Il est revenu, il est resté une semaine, juste avant de partir il a découvert ce point de vue sur le toit de la base sous-marine. Il a dit : je veux faire quelque chose sur ce panorama-là. Il a choisi son espace de même que Buren et d’autres. Il y a donc des allers et retours avec des artistes Et puis les choses se transforment. Tenez, Erwin Wurm, qui pour moi est un grand artiste, qui fait de grandes expositions dans de grands centres d’arts, eh bien, cet artiste qui déforme des objets de la vie quotidienne a imaginé ce bateau qui fuit le canal de la Martinière pour rejoindre l’estuaire et la mer. Pourquoi ? Parce qu’on lui a raconté l’histoire du canal de la Martinière. Voilà comment ça se passe. Ce que vous dites tous les deux, Yves Michaud et Michel Luneau, est vrai. Mais en même temps, ces artistes, on les retrouve dans toutes les grandes biennales, les galeries, les centres d’art. Un artiste comme Alain Séchas était programmé au Palais de Tokyo, pas dans le cadre d’un événement, mais d’une exposition. Ce que je veux dire, c’est que les artistes sont comme nous, ils sont doubles. Alain Séchas est capable de faire une exposition dans un grand musée, de même que Varini, de même qu’Anish Kapoor évidemment. Et ils sont aussi capables de jouer ce jeu-là, qu’on leur propose. C’est un autre jeu, je suis bien d’accord avec vous, mais ça les intéresse aussi. Pourquoi ça les intéresse ? Parce que la question du public les traverse aussi, la question de l’espace public et du public. Je reviens sur l’exposition du Frac. On y voit une partie de la collection du Frac, une des plus belles de France…

MICHEL LUNEAU > N’exagérons rien quand même…

JEAN BLAISE > Une partie de la collection est là, avec des œuvres importantes. Aujourd’hui, on en est au dix mille cinq centième visiteur en dix jours. Autant, je pense, que le Frac peut faire en un an.

MICHEL LUNEAU > Ou peut-être en deux ans…

JEAN BLAISE > La discussion va peut-être pouvoir prendre un autre tour. L’art dont vous parliez tout à l’heure, dans le cadre d’un événement comme Estuaire, il est vu par des milliers de personnes alors que d’habitude il est secret, il est réservé à une élite. C’est cette question-là qui m’intéresse, moi. Sur ces 10 500 visiteurs qui sont passés, certains seront peut-être touchés par la grâce et iront au Frac et au musée. D’autres sont passés devant comme ils se promènent sur le quai des Antilles. On a créé cette envie, ce déclic, cette séduction qui fait que les gens sont entrés. Après, il faudrait aussi faire de la pédagogie, avoir des médiateurs qui ne parlent pas le langage du Frac. Aujourd’hui, quand vous faites la visite avec les jeunes filles qui sont là, vous ne comprenez rien, le public ne comprend rien. Il faudrait aller encore plus loin et c’est ce qu’on fera en 2009 : former des gens capables de parler simplement à des publics qui ne sont pas des publics de connaisseurs. Là, on sera allés au bout.

MICHEL LUNEAU > Le problème, c’est que le Frac est installé à Carquefou.

JEAN BLAISE > C’est une erreur politique

MICHEL LUNEAU > Ramenons-le au centre de Nantes.

JEAN BLAISE > Même ramené au centre de Nantes, je ne suis pas sûr qu’il ait été visité par 10 500 personnes en dix jours.

MICHEL LUNEAU > Oui 10 500 personnes… Mais l’art parle aussi de solitude à solitude… Éduquer les jeunes à regarder une œuvre d’art, c’est aussi important que le reste.

THIERRY GUIDET > Tout à l’heure, Yves Michaud faisait une distinction radicale entre l’art et la culture…

YVES MICHAUD > Je la maintiens. C’est le grand point de désaccord que j’ai avec Jean Blaise. J’ai dit tout le bien que je pensais de ce qu’il faisait, mais la plupart de ces choses, y compris celles qui sont au Frac, a fortiori celles qui sont au Frac, sont de très mauvaise qualité du point de vue du concept ancien de l’art. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il y ait de médiation possible. On peut engager des médiateurs qui vont sortir le bla-bla traditionnel des catalogues d’art contemporain, mais ça ne changera rien. Je pense à ce qu’il y avait dans le pavillon allemand de la biennale de Venise en 2005 : deux ou trois gardiens qui, de temps en temps, traversaient la salle en dansant des claquettes et en disant : « Oh ! Contemporary ! So contemporary ! » (Oh ! contemporain ! Tellement contemporain !) J’ai bien conscience de défendre des valeurs anciennes qui n’ont plus cours. Mais, chez certains artistes aujourd’hui, on voit se dessiner une réaction assez violente, pas en France, mais en Angleterre, en Espagne…

MICHEL LUNEAU > Si, si, en France aussi !

YVES MICHAUD > Ils disent qu’ils en ont marre de cette esthétique qui se réduit au plaisir, au jeu, alors que l’art, c’est quand même quelque chose d’un peu plus sérieux. Mais au fond, dans l’histoire des sociétés l’art assume une diversité de fonctions considérable. Une grande partie de l’art est hédoniste, ludique, c’est de l’entertainment . Et puis il y a de l’art qui a une valeur de sacralité, de révélation, d’anticipation du monde. À l’époque de l’art rococo, au 18e siècle, l’art était gazeux aussi. C’était un art de divertissement, de la déco en somme. Simplement, ce n’était pas démocratique, c’était réservé aux classes dirigeantes. Buren est intéressant dans sa stratégie d’artiste, mais en tant qu’artiste c’est un décorateur. Le galeriste Jean Fournier, à Paris, me disait un jour que Buren lui faisait penser à un art typiquement français, l’art des pompes funèbres pour les enterrements des princes et des rois. J’ai trouvé que c’était fort bien vu. On était, là aussi, dans la déco. Cette série d’anneaux, dans cinquante ans, bon, je ne sais pas si les gens sauront ce qu’en faire, ce qu’il faut y voir. Alors, Jean Blaise, vous avez parlé d’Erwin Wurm… Il y a quelques artistes qui arrivent à jouer sur les deux tableaux, quelques-uns, mais pas beaucoup, parce que ce système de commandite déprend les artistes de leur autonomie. Ils répondent à de la commande pour un site : faites-moi quelque chose, Erwin Wurm, pour le débouché de ce canal sur la Loire… Petit à petit, ils deviennent des spécialistes. Et ça ne donne pas forcément des œuvres qui vont durer. Mais quand on regarde l’histoire de l’art, beaucoup d’époques ont fonctionné strictement comme cela, avec de l’art qui crée une ambiance agréable et fait passer un bon moment, qui crée du lien social aussi. Je suis frappé de voir combien dans les biennales aujourd’hui le public un peu âgé est un peu décontenancé, mais moins agressif qu’il y a vingt ans, plutôt résigné. En revanche, les jeunes déambulent, ils sont cool, ça ressemble à ce qu’ils ont dans les boîtes de nuit. Il y a une confluence très forte aujourd’hui entre l’art contemporain, les rave parties et tout ça. Je ne suis pas choqué, j’assume ma génération, je préfère voir autre chose, mais je n’interdis rien à quiconque. Simplement, ça pose la question de l’état de notre culture et de la fonction de notre culture.

JEAN BLAISE > Quel est l’état de notre culture ? Je ne porterai surtout pas de jugement. Je n’en sais rien, on le saura peut-être dans cinquante ans. Le débat que nous avons, il est éternel, on devait avoir le même il y a un siècle ou deux. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la vie aujourd’hui, comment l’art travaille avec cette société aujourd’hui. Et puis j’ai envie de dire que je suis d’accord avec vous. Moi aussi, j’aime aller tout seul dans un musée, un dimanche matin… Enfin seul ! J’adore ça. J’ai besoin de ça. J’ai besoin de ce retour sur moi, grâce à l’art, grâce à l’artiste, de cette méditation. Et puis j’adore aussi aller dans des biennales, avec plein de monde, avec plein d’artifices, avec plein de couleurs… Parce que nous sommes tous doubles. Estuaire, cette manifestation, n’est pas un manifeste. Je ne dirai jamais que la médiation culturelle, l’art aujourd’hui, la culture aujourd’hui doivent nécessairement prendre cette forme. Simplement, c’est une forme qui sert la démocratisation de la culture, ça, je le pense très sincèrement et profondément. Voilà, mais c’est une forme et il y en a bien d’autres. On dit toujours : la culture à la nantaise, ça pétille, c’est de l’esbroufe, mais ce n’est pas vrai. À côté d’Estuaire ou des Allumées, il y a tout le travail qui a été fait au Musée des beaux-arts, il y a la rénovation du château, il y a tout ce travail de fond qui permet qu’on puisse se balader dans cette ville et y trouver son bonheur, qui que nous soyons. Il faut jouer sur plusieurs tableaux et le faire en étant malins.

THIERRY GUIDET > Au tout début de notre conversation, vous avez expliqué que le premier objectif de cette manifestation était de découvrir ou de redécouvrir l’estuaire et de donner de la chair à un objectif qui est la constitution d’une métropole Nantes / Saint-Nazaire. Est-ce que l’art contemporain est le bon vecteur pour cela ?

JEAN BLAISE > On ne le saura que dans deux mois et demi, mais je pense que oui. Il y a un engouement du public. Si vous êtes amateur d’art, vous pouvez ne pas être totalement déçu quand même en ayant fait les trente installations proposées. Si vous n’êtes pas amateur d’art, du moins pas un spécialiste, mais que vous êtes curieux de tout, vous allez, là encore, avoir de vraies satisfactions. Et puis si vous n’aimez vraiment pas l’art, il vous restera la découverte de paysages que vous ne connaissez pas. Voilà, on propose aux gens une petite aventure. On va vers quelque chose, c’est une quête. On n’apprendra peut-être pas l’art au public, mais on développera au moins sa curiosité et ça, c’est déterminant parce qu’ensuite il pourra se débrouiller tout seul. Se frotter à ces formes, s’en imprégner incitera peut-être ensuite à ouvrir un bouquin, un catalogue, à aller tout seul voir des œuvres. C’est aussi cela, l’action culturelle.

THIERRY GUIDET > La manifestation est d’ailleurs sous-titrée : le paysage, l’art et le fleuve. C’est une très belle formule, c’est en même temps assez rusé : si cet art-là ne vous plaît pas, il vous restera le paysage et le fleuve…

JEAN BLAISE > Pourvu qu’il fasse beau !

MICHEL LUNEAU > Vous n’avez jamais songé à faire appel à des peintres, des photographes, des sculpteurs qui auraient peut-être correspondu davantage à l’esprit de l’estuaire, de grands animaliers, par exemple ?

YVES MICHAUD > Oui, mais le problème, c’est que ça ne correspondrait pas au type d’expérience esthétique et culturelle qui est en jeu. Et ça m’amène à la réflexion sur les enjeux culturels. Ce sont des enjeux de communication, ce sont des enjeux de définition de la région, de projection d’une image de soi. Il faut l’admettre. À travers un événement artistique, une ville, une région, un pays même, projettent une image d’eux-mêmes et se projettent dans l’avenir. Du coup, comme le disait Jean Blaise, ça facilite d’autres choses, ça ne produit pas que du divertissement, mais aussi de l’identité, de la confiance en soi. Toutes ces manifestations me passionnent, je les mets en relation avec le tourisme, le tourisme culturel, et tout tourisme est plus ou moins culturel. Or, d’habitude, on fait des choses pour les autres ; le touriste, c’est celui qui va voir l’identité des autres. Là, c’est de l’identité locale, régionale que vous fabriquez. En ce sens, c’est véritablement un projet politique. Qui dit tourisme dit aussi retombées économiques. La France est la première destination touristique du monde. Sauf cataclysme universel, ça va s’accroître énormément, les habitants des pays émergents vont s’y mettre. Il y a 800 millions de touristes par an dans le monde actuellement, on en prévoit un milliard et demi en 2015. Vous voyez que ces problèmes de construction et de destruction des identités, de consommation des identités, vont devenir cruciaux. Évidemment, dans tout cela, l’art passe à la marge. Il y a le paysage, il y a le fleuve, et puis il y a l’art. C’est un monde nouveau. Mais les concepts anciens de l’art, de la collection, du patrimoine, de la contemplation esthétique ? Il n’y a rien à contempler dans ce qu’on a vu. Il faut zapper, scanner, se promener, attraper quelque chose au vol. Le médiateur n’est plus un conférencier de musée, c’est, encore une fois, mes gardiens de la biennale de Venise qui disent : c’est contemporain !



Les interventions de la salle

> Lundi après-midi, je suis allé à Lavau. J’ai découvert un paysage, j’ai découvert un village, j’ai découvert des gens à Lavau avec qui j’ai discuté et qui sont ravis de ce qui se passe. J’ai découvert l’observatoire et nous avons dîné, le soir, avec des crêpes et des galettes. Le restaurateur m’a dit que, la veille, il était débordé et qu’il serait obligé peut-être d’embaucher quelqu’un.

> Les seuls non-bénéficiaires de l’opération, ce sont les artistes de l’Ouest et Dieu sait si on en a. On n’a même pas mis Philippe Cognée à l’honneur. Pourquoi, à part Fabrice Hyber, n’y a-t-il pas d’artistes de la région ?

JEAN BLAISE > Il y en a d’autres. Par exemple le collectif La Valise à qui on a confié le bateau qui descend et qui remonte l’estuaire. Si on va sur ce terrain du choix des artistes, on ne s’en sortira pas. Et concernant le Frac, on a laissé Laurence Gateau, sa directrice, faire son exposition, on lui a fait confiance. Elle a fait ses choix, et moi j’estime que cette exposition est très intéressante et pas du tout gazeuse.

> Est-ce que c’est que la beauté fait partie intégrante de l’art ?

YVES MICHAUD > Le souci de la beauté curieusement n’est plus présent dans l’art, mais il est extraordinairement présent dans notre société. En quelque sorte la question de la beauté a été siphonnée de l’art pour devenir diffuse dans la société. Regardez la mode, les produits du corps, le luxe, le design, l’environnement urbain… La beauté, elle est partout, sauf dans l’art.

JEAN BLAISE > La beauté, moi, je ne sais pas ce que c’est. Est-ce que Baudelaire, c’est beau ? Est-ce que Baudelaire à l’époque de Baudelaire, c’était beau ? La stupeur, la violence, la laideur peuvent être belles.

> Le point sensible du débat tourne autour de la question de la programmation. Viennent s’affronter les œuvres qui relèvent du régime événementiel, comme l’a très bien dit Yves Michaud, et les œuvres qui relèvent du régime patrimonial. L’expression « régime patrimonial » est discutable car elle renvoie tout art qui procéderait de ce régime vers le passé. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. J’ajoute que cette distinction entre régime patrimonial et régime événementiel ne joue pas de la même manière pour un art comme la littérature qui demande une pratique solitaire et silencieuse. Pourtant, le modèle des arts plastiques, qui privilégie le régime événementiel, tend à se diffuser dans la littérature puisque, à l’ère de la communication, un art n’existe que s’il se met en scène et en spectacle. Les auteurs programmés par les institutions seront très souvent les auteurs qui jouent sur cette corde du spectacle. Est-ce qu’il ne faut pas aussi dans la programmation résister pour que des œuvres de diffusion lente, longue et difficile, relevant du régime patrimonial, trouvent une place.

JEAN BLAISE > Oui, il faut qu’on fasse attention à ça. Mais il me semble que les rencontres littéraires au Lieu unique, parfois, se passent comme ça, invitent à la découverte lente, solitaire de certains auteurs.

YVES MICHAUD > Ce que j’appelle le régime patrimonial, c’est le régime de ce qui est susceptible de faire patrimoine, ce n’est pas forcément tourné vers le passé. Il y a là des considérations de valeur, de goût, etc. mais il y a aussi des considérations matérielles : une bonne partie de l’art événementiel d’aujourd’hui ne peut pas faire patrimoine, tout simplement parce qu’il n’est pas gardable. Sur la littérature, je suis entièrement d’accord, mais il y a belle lurette que la littérature est exposée au même processus de division entre des recherches rares, difficiles et puis une commandite. J’ai découvert récemment un texte de Sainte-Beuve dans les années 1830 sur l’industrialisation de la littérature… Enfin, je l’ai dit tout à l’heure, il est important de maintenir une place pour le marginal même si ça attire moins de monde. À l’Université de tous les savoirs, je ne fais quasiment que du patrimonial, le moins d’événementiel possible, et ça fonctionne. Il y a un public pour ça. Mais je n’ai pas 500 000 visiteurs…

> Je voudrais souligner un autre aspect de cette manifestation : elle est un accélérateur de la transformation de notre territoire. Ce n’est pas un événement qui ne compterait que pour lui-même, c’est aussi un outil exceptionnel de transformation de l’estuaire, de transformation de la métropole. Pour ma part, ça fait vingt ans que je travaille sur cette question de la métropole. Les villes ont avancé considérablement sur cette question, mais il y avait un seuil à franchir qui était le rapport au public. On pouvait faire des promenades sur l’estuaire, on pouvait descendre la Loire en bateau. Qui le faisait ? Pas grand monde. Aujourd’hui, grâce à cette manifestation, il y a des dizaines de milliers de gens qui descendent ou qui remontent l’estuaire et qui disent tous qu’ils ont découvert, au-delà des œuvres, un site magnifique. Ce qui était conçu comme un espace du vide est compris comme une chance exceptionnelle que nous avons pour organiser notre développement. Pour l’Île de Nantes, c’est pareil, on a accéléré les travaux pour être à l’heure pour la manifestation de Jean Blaise, on a fait plus que ce qu’on avait prévu, mais en même temps quel retour ! Il y a eu un effet important d’accélération de la ville.

> Moi, je me suis imposé sur le site du quai des Antilles avec mon petit déguisement, mon petit chapeau, mon petit chariot et je m’aperçois qu’il n’y a rien pour les enfants. Il n’y a que moi.

JEAN BLAISE > L’initiative de Monsieur est très bonne. Je pense que ça va se passer comme ça si ces flux ininterrompus se poursuivent sur le quai des Antilles. C’est quand même une surprise, plein de gens ne croyaient pas à cet espace qu’avec la Samoa et Alexandre Chemetoff on a révélé. Mais après ça nous dépasse, ce n’est plus à nous, cet espace, tout le monde va se l’approprier. Le fait qu’il y ait une installation de Daniel Buren à cet endroit est très important. Les gens disent : « C’est Daniel Buren, pérenne. » Parce qu’on a fait passer le mot « pérenne » dans le langage courant. Et moi, ça me fait très plaisir. Quand on fait la balade le long des anneaux on voit le paysage autrement, il nous le montre, ce sont autant de points de vue, de même qu’à Saint-Nazaire Varini nous montre le paysage en même temps qu’il se montre.

> Je suis enseignante. Cette manifestation a permis à beaucoup d’écoles d’avoir un regard sur l’art et le patrimoine. Et c’est plus facile d’attirer les familles que lorsqu’on va au musée ! Merci.

> La découverte de l’estuaire, elle se fait depuis longtemps. Je pense au travail du Centre culturel maritime, sans doute avec peu de moyens et pas assez de communication. Vous apportez l’art en plus, mais il ne faudrait pas oublier les ancêtres.

> Vous avez parlé d’une formidable opération de démocratisation de l’art. Quand je vois que la croisière est à 30 euros et que l’entrée est payante pour voir les différentes œuvres…

JEAN BLAISE > Vous faites une erreur. La croisière, c’est 11 euros, la moitié du prix habituel. Ce qui coûte 30 euros, c’est le Pass qui vous permet de faire la croisière, de revenir en train, d’emprunter les navettes à l’intérieur des deux villes, d’aller dans tous les lieux qui habituellement sont payants (les musées, le château…) 30 euros, c’est la moitié du prix réel de tous ces services. Et sur les trente installations, quatre seulement sont payantes.

> On peut s’interroger sur la rencontre d’une manifestation avec son époque. N’est-ce pas la clef du succès ? C’est une manifestation éphémère et l’éphémère aujourd’hui est très populaire, même quand il s’agit de grandes expositions d’artistes anciens. Et puis Estuaire n’est-il pas un gigantesque prétexte à tout ? Un prétexte pour découvrir l’estuaire, pour découvrir les artistes, pour découvrir le Hangar à bananes, pour lancer des opérations qui auraient vu le jour beaucoup plus tardivement…

YVES MICHAUD > C’est un des aspects de l’art que de donner le sentiment d’appartenir à son époque. Et aujourd’hui un certain nombre d’institutions ou de manifestations à l’ancienne, dirais-je, ne donnent plus ce sentiment. D’où la critique des maisons de la culture qui, il n’y a pas si longtemps, étaient pleinement de leur temps. Cela, Jean Blaise l’a très bien compris.

> Est-ce qu’Estuaire n’aurait pas pu servir à récupérer deux œuvres, l’une à l’abandon, le travail de Dan Graham, place du Commandant-L’Herminier, près de la Loire et le Jenny Holzer du palais de justice, qui n’est pas à l’abandon, mais qui est méconnu des Nantais.

JEAN BLAISE > Dans le programme, on parle de Jenny Holzer , on indique que dans le parcours, on peut voir son installation qui n’est pas achevée. Dan Graham, c’est pareil. On a réussi à le faire venir à Nantes, et c’est un exploit quand on connaît Dan Graham. Il y a beaucoup d’œuvres dans l’espace public à Nantes qui ont été délaissées et qu’il va falloir remettre en valeur. Ce pourra être l’une des vertus d’Estuaire.

> Les militants environnementaux, très soucieux de « leur » estuaire, ont accepté de l’ouvrir à l’occasion de cette manifestation, et ça, c’est très révélateur. Ils ont ouvert leurs sites, leurs points de vue épatants, ils ont raconté tout ce qu’ils avaient à dire, ils ont eu envie de s’associer à la manifestation. Deuxième constat : cette manifestation a donné une valeur à l’estuaire. Dans les cinquante ans qui viennent il faudra dépenser beaucoup d’argent si l’on veut continuer à avoir un estuaire. Grâce à cette manifestation on se dit que ça vaut le coup de sauver l’estuaire