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Place publique # 60

Dossier | catholiques, la fin d’un monde et après ?

Jean Delumeau, vigie inquiète
d’un christianisme à venir
propos recueillis par > Thierry Guidet

Contexte >Jean Delumeau, le grand historien des mentalités religieuses, est formel : il ne faut pas rêver d’un âge d’or du catholicisme qui serait derrière nous. L’Europe a été plus tardivement et plus superficiellement christianisée qu’on ne l’a cru. Ce qui le conduit à relativiser la déchristianisation qui affecte aujourd’hui notre société. En somme, résume-t-il, « Dieu, autrefois moins vivant qu’on ne l’a cru, est aujourd’hui moins mort qu’on ne le dit ». Cela n’empêche pas le vieil homme, au soir de sa vie, de scruter avec à la fois inquiétude et espérance l’avenir du christianisme.

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JEAN DELUMEAU est né en 1923 à Nantes, une ville où il n’a guère vécu. Cet historien de premier plan a occupé pendant vingt ans (de 1974 à 1994) au Collège de France la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne. Il est l’auteur de près de soixante livres dont des œuvres pionnières comme "La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles" (Fayard, 1978); "Le Péché et la Peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles") (Fayard, 1983); "Une Histoire du paradis" (Fayard, trois tomes entre1992 et2000). À côté de ce travail scientifique, il a publié des ouvrages plus personnels où il témoigne de sa foi et de ses interrogations sur l’avenir du christianisme. C’est notamment le cas de "Le Christianisme va-t-il mourir?" (Hachette, 1977); "Ce que je crois" (Grasset, 1985); "L’Avenir de Dieu" (Cnrs Éditions, 2016). Plusieurs de ses écrits ont été récemment regroupés dans un volume de la collection Bouquins chez Robert Laffont sous le titre "De la peur à l’espérance". Jean Delumeau vit à Cesson-Sévigné, près de Rennes, la ville où il a enseigné, de 1950 à 1970, en khâgne puis à l’université.


PLACE PUBLIQUE >En quoi la connaissance du passé éclaire-t-elle l’avenir? En d’autres termes, votre autorité d’historien vous autorise-t-elle à vous projeter dans les siècles qui viennent?
JEAN DELUMEAU >Les questions que je me pose sur l’avenir du christianisme sont de celles qu’un historien du fait religieux rencontre tout naturellement. Mais je ne sais pas si j’ai les bonnes réponses. Autant je peux jeter un regard scientifique sur le passé, autant, pas plus qu’un autre, je ne connais l’avenir. Je peux juste formuler des hypothèses, exprimer des souhaits, dédramatiser le passé et éclairer des chemins d’avenir. Alors, bien sûr, j’aurais pu me cantonner à ma spécialité. Ç’aurait été plus confortable. Mais forcément ma recherche porte à la fois sur le passé et sur le présent, sur une religion qui se dit liée au destin global de l’humanité. Alors, il m’a fallu oser.
PLACE PUBLIQUE >À défaut de permettre de déchiffrer l’avenir, l’histoire peut-elle aider à décrypter le présent?
JEAN DELUMEAU >Ça, oui, j’en suis convaincu. Ainsi, mes travaux m’ont permis de repérer les adjonctions religieuses qui se sont sédimentées au cours des siècles. Elles ont singulièrement altéré le contenu des croyances et contribuent à expliquer le malentendu entre le christianisme et beaucoup de nos contemporains.

PLACE PUBLIQUE >Un exemple?
JEAN DELUMEAU >Le péché originel. Jamais Jésus n’en a parlé! Nulle trace dans les Évangiles! J’ai mis du temps à m’en apercevoir tellement cette notion était au centre du catholicisme de mon enfance. On ne peut pas comprendre l’histoire de la chrétienté occidentale sans tenir compte de la place énorme tenue par cette notion forgée par saint Augustin à la suite de saint Paul: en pleine liberté, Adam et Ève – dont nul ne doutait alors de l’existence historique – ont décidé de désobéir à leur Créateur. La souffrance, la mort, l’enfer découlent de cette faute aux allures de catastrophe cosmique, non seulement pour Adam et Ève mais aussi pour tout le genre humain. D’où la terrifiante image d’un Dieu vengeur. Jamais une civilisation n’a accordé autant de poids à la culpabilité et de prix au repentir que l’Occident chrétien entre le 13e et le 18e siècle. Forcément, ça laisse des traces…

PLACE PUBLIQUE >Vous avez, à plusieurs reprises, résumé en une phrase la dialectique christianisation-déchristianisation: «Dieu, autrefois moins vivant qu’on ne l’a cru, est aujourd’hui moins mort qu’on ne le dit. » Dieu, autrefois moins vivant qu’on ne l’a cru: qu’entendez-vous par là?
JEAN DELUMEAU >Cela, l’historien n’a pas de mal à le prouver. Le grand médiéviste Georges Duby, qui fut mon collègue au Collège de France, n’hésitait pas à écrire qu’avant le 13e siècle le christianisme n’était en fait que la religion d’une minorité. Ce n’est pas parce que Clovis s’est fait baptiser que ses sujets étaient réellement chrétiens. Certes, nos ancêtres se faisaient baptiser eux aussi, se mariaient, étaient enterrés à l’église. Mais que savaient-ils du christianisme? Jacques Le Goff, un autre grand médiéviste, affirmait: «La chrétienté vers 1500, c’est presque un pays de mission. » C’est d’ailleurs pour cela qu’étaient nés, au 13e siècle, les dominicains et les franciscains, ces ordres mendiants qui se fixaient pour objectif de convertir leurs contemporains.

PLACE PUBLIQUE >Le Moyen âge chrétien serait donc une légende? Malgré les cathédrales et Thomas d’Aquin?
JEAN DELUMEAU >En effet. Et tant pis pour les nostalgies intégristes! Je ne nie pas les apports considérables du christianisme aux sociétés médiévales dans le domaine de la pensée, de l’architecture ou des mœurs, mais je relativise son influence en profondeur sur des masses restées largement imprégnées de culture païenne. L’effort de conversion se poursuit donc au 16e siècle avec les Réformes protestante et catholique. C’est alors qu’on rédige des catéchismes, imprimés et appris par cœur par les fidèles. Cette entreprise missionnaire n’a jamais cessé au cours des siècles qui suivent. Ainsi, une province comme la Bretagne au début du 17e siècle demeure encore très superficiellement chrétienne. Ce constat d’une christianisation tardive et de surface de l’Europe, beaucoup plus qu’on l’a longtemps cru, ça fait partie de ce que je lègue comme connaissances historiques. Et ça oblige à refaire l’histoire de l’Europe: rien que ça!

PLACE PUBLIQUE >Comment évaluer ces siècles de christianisation?
JEAN DELUMEAU >C’est bien difficile parce que cet effort missionnaire a coïncidé avec le développement de l’instruction et l’apparition de la science moderne et donc avec une remise en cause, à proportion de ces nouvelles connaissances qui n’avaient pas de racines bibliques. Ainsi, le 18e siècle est à la fois une époque de christianisation des masses et de déchristianisation d’une partie des élites à un moment où la tradition chrétienne est profondément renouvelée par l’esprit moderne. Vous savez, peu après la Première Guerre mondiale, un pasteur allemand tenait les mêmes propos que Luther quatre siècles plus tôt: «Les gens continuent d’ignorer ce qu’est le christianisme»… Il s’agissait d’un pasteur de Saxe, là même où sous Charlemagne les peuplades païennes devaient se convertir sous peine de mort.

PLACE PUBLIQUE >Voilà pour le Dieu, autrefois moins vivant qu’on l’a cru. Et le Dieu, aujourd’hui moins mort qu’on ne le dit?
JEAN DELUMEAU >Hum… Je suis bien obligé de reconnaître que dans ma famille, parmi mes enfants, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants plus personne ne pratique. Et je crains que les trois quarts des gens de mon âge ne soient dans cette situation. À Cesson, dans ma paroisse, la pratique régulière ne dépasse pas les 5%. Dans le diocèse de Rennes, on n’a ordonné, l’an dernier, qu’un seul prêtre pour une population d’un million d’habitants…

PLACE PUBLIQUE >N’a-t-on pas en France, et plus largement en Europe occidentale, une vision provincialiste et comme faussée de l’avenir du catholicisme? Il se porte mal ici mais prospère en Afrique et en Asie.
JEAN DELUMEAU >C’est vrai, il faut raisonner à l’échelle planétaire. Mais quelles conclusions tirer? Que la situation européenne annonce un déclin général? Ou bien que le renouveau viendra d’ailleurs? Vraiment, je ne sais pas.

PLACE PUBLIQUE >Votre pronostic sur l’avenir du christianisme semble plus sombre, moins assuré aujourd’hui qu’il ne l’était dans certains de vos textes pourtant pas si anciens. Et cependant, vous, vous êtes resté chrétien. Pour quelles raisons?
JEAN DELUMEAU >Parce que j’ai rencontré des saints.

PLACE PUBLIQUE >Des saints?
JEAN DELUMEAU >Oui, quand j’étais en khâgne, à Marseille pendant la guerre, j’ai côtoyé des camarades remarquables qui avaient été élevés dans un christianisme souriant. Ces chrétiens heureux sortaient d’ailleurs de lycées publics quand moi, dans des institutions privées, j’avais été élevé dans un christianisme austère, une religion de l’enfer, du purgatoire, des indulgences… Ils ont bouleversé ma vision des choses. Je suis resté chrétien grâce à eux, grâce aussi aux jésuites qui nous accompagnaient, très en avance sur l’Église de leur temps.

PLACE PUBLIQUE >Avoir le christianisme souriant et être un saint, ce n’est pas tout à fait la même chose.
JEAN DELUMEAU >En effet. Mais je songe à ce professeur de latin-grec, un protestant père de cinq enfants que la guerre avait chassé d’Alsace. Un protestant… vous vous rendez compte ce que cela représentait pour le catholique crispé que j’étais alors… En octobre1940, il nous fait travailler Sur la couronne, le discours de Démosthène, où les Athéniens déclarent: «Ce n’est pas parce que nous été vaincus que nous sommes dans notre tort. » Songez à l’écho de ces paroles en octobre1940… À la fin de l’année, il nous invite à prendre un pot chez lui. Dans son jardin, il y avait un parterre de fleurs en forme de croix de Lorraine… En 1944, il prend le maquis dans les Cévennes, à plus de 50 ans. Son groupe est attaqué par les Allemands. Il ordonne à ses hommes de fuir. Il est pris et indique aux Allemands la direction inverse que celle par où ses camarades sont partis. Quand les Allemands s’en rendent compte, ils le fusillent sur le champ. Il s’est sacrifié. Oui, je peux dire que, moi, j’ai connu des saints: ce professeur ou ce camarade qui, après sa licence, est entré chez les dominicains et a choisi de vivre toute sa vie en Haïti qui, je vous l’assure, n’a rien d’un paradis. Ce sont ces gens-là qui m’ont véritablement converti, qui m’ont raccroché à un christianisme capable de répondre aux questions de notre temps. Ces chrétiens libres et heureux m’ont formé bien davantage que mes parents ou que les prêtres de mon enfance. J’ai bien été obligé de constater que ces derniers m’avaient raconté des salades, même en toute bonne foi. Eh oui, j’ai été élevé par des gens qui faisaient fausse route.

PLACE PUBLIQUE >L’avenir du christianisme tiendrait à sa capacité de produire des saints?
JEAN DELUMEAU >Sans aucun doute. Et en même temps à sa capacité de se renouveler de fond en comble. Nous vivons la fin d’un monde. Le catholicisme tridentin date du 16e siècle. Il est entré en phase terminale.

PLACE PUBLIQUE >Votre propos a quelque chose de paradoxal. La crise du catholicisme s’est en effet aggravée à l’heure même où il tournait la page de cette pastorale de la peur, au moment de son aggiornamento, du concile Vatican II dont les promoteurs attendaient une nouvelle jeunesse pour l’Église.
JEAN DELUMEAU >Précisément, Vatican II est pour moi un échec, ou au moins un demi-échec. La papauté a freiné des quatre fers. Rien d’essentiel n’a changé. Aujourd’hui, il faudrait refaire Vatican II. Seulement voilà, l’Église catholique, pour l’essentiel, continue à fonctionner comme une monarchie absolue d’Ancien Régime. Voyez l’exemple de l’encyclique Humanae Vitae promulguée en 1968 par Paul VI qui avait, autoritairement, décidé de retirer la question de la contraception de l’ordre du jour du concile. Cette encyclique a creusé un énorme fossé entre la papauté et des millions de catholiques dont les pratiques sexuelles sont bien différentes des préconisations officielles. Elle a vidé les églises. Il est clair que si l’avis des croyants avait été pris en compte ce texte n’aurait jamais vu le jour. Si les fidèles étaient écoutés croyez-vous que le célibat des prêtres resterait obligatoire? Et que dire du statut scandaleux des femmes dans l’Église?

PLACE PUBLIQUE >Il faudrait les ordonner prêtres?
JEAN DELUMEAU >Bien sûr!

PLACE PUBLIQUE >
Dans votre dernier livre, vous envisagez même qu’une femme soit élue sur le siège de Pierre.
JEAN DELUMEAU >Mais pourquoi pas? Bon, j’ai 93 ans… Il y a peu de chances que je voie cela! Ma principale crainte aujourd’hui n’est pas tant la disparition du catholicisme que sa transformation en secte, coupée des attentes du monde contemporain, fonctionnant en vase clos, parlant un langage compris des seuls initiés, pratiquant des rites inintelligibles. Je suis bien obligé de constater que beaucoup des fidèles les plus engagés sont morts ou bien ont quitté l’Église sur la pointe des pieds… Le défi pour le christianisme, au moins en Europe occidentale, est de s’assumer comme minoritaire et populaire à la fois et d’en tirer toutes les conséquences.

PLACE PUBLIQUE >C’est ce que vous écriviez déjà dans Le christianisme va-t-il mourir?
JEAN DELUMEAU >Oui, je disais alors que l’Église avait progressivement abandonné la plupart de ses positions de force, que le christianisme se trouvait ramené par les contraintes de l’histoire dans la voie difficile qu’il n’aurait jamais dû quitter. J’écrivais cela il y a près de quarante ans. Remarquez, c’est aussi ce qu’affirmaient les Évangiles, il y a encore un peu plus longtemps, en parlant du sel de la terre, du levain dans la pâte…

PLACE PUBLIQUE >Sans doute ne portez-vous pas le même jugement sur François que sur Paul VI?
JEAN DELUMEAU >Ni même que sur Jean-Paul II. Je ne suis pas de ceux qui portent ce dernier aux nues. Quand je vois comment à Recife, au Brésil, il a mis à la place de Dom Helder Camara un évêque réactionnaire qui a d’ailleurs totalement échoué dans sa mission…

PLACE PUBLIQUE >Et François?
JEAN DELUMEAU >Je forme des vœux pour qu’il réussisse. Et j’ai trouvé remarquable la radicalité de son encyclique Laudato si sur les questions écologiques. Mais il n’est plus tout jeune. Autour de lui, beaucoup attendent avec impatience qu’il disparaisse. Et puis il a tout de même le passé d’un archevêque argentin…

PLACE PUBLIQUE >Vous disiez tout à l’heure que le catholicisme tel qu’il s’est transformé à la Renaissance était désormais entré en phase terminale. La fin d’un monde ou la fin du monde?
JEAN DELUMEAU >Honnêtement, je ne sais pas. Au risque de décevoir, je me garde de tout pronostic. Ça me travaille, mais je ne sais pas… L’avenir sera peut-être bien différent de ce que je souhaite.

PLACE PUBLIQUE >Le christianisme aurait accompli sa mission historique. Serait venue pour lui l’heure de s’effacer de la vie des hommes?
JEAN DELUMEAU >Non, je ne crois pas du tout que la mission historique du christianisme soit accomplie. Il offre, à mes yeux, le message religieux le plus riche qu’ait connu l’humanité. Elle reste d’une brûlante actualité, cette bonne nouvelle d’un Père qui nous aime, nous appelle au pardon mutuel et nous ouvre les portes du royaume des cieux. En quoi et pourquoi une telle espérance serait-elle passée de mode?

PLACE PUBLIQUE >Alors?
JEAN DELUMEAU >Moi, je n’ai pas quitté la maison. Je ne lis pas dans le marc de café, mais je fais confiance à Dieu. J’espère un nouveau bond en avant. Mais où? Mais quand?